La RDA (Allemagne de l’Est) a connu sa Stasi, la Roumanie de Ceaușescu sa Securitate, la Syrie de la famille Al-Assad a fait mieux avec une multitude d’agences de sécurité mise en concurrence les unes les autres pour garantir la pérennité de la mainmise de cette famille sur le pouvoir.
Imed Bahri
Dans la hiérarchie des pires tyrannies du monde arabe contemporain, celle de la famille Assad figure en bonne place. Une emprise totale sur la population syrienne à laquelle nul n’échappait pas même les enfants qui pouvaient faire les frais de la machine de la délation et de l’arbitraire.
«Ils n’ont pas eu assez de temps pour brûler tous les documents», c’est par ces mots qu’a débuté le voyage du Sunday Times dans les méandres des secrets du système de surveillance établi par le régime de la famille Al-Assad en Syrie.
À Homs et plus précisément dans les locaux de quatre services de renseignement, le journal britannique a eu une occasion rare de documenter comment le régime déchu a transformé sa population en un réseau d’informateurs.
Pendant deux jours, le journal a fouillé des milliers de dossiers manuscrits imprimés en arabe classique. Dans les salles remplies de cendres, des documents ont survécu à la tentative de tout brûler et racontent l’histoire terrifiante d’un État qui faisait de l’espionnage de ses citoyens son mantra et sa routine quotidienne. Même les enfants n’échappaient pas à ce système.
Les archives de la Sécurité politique de Homs ont révélé l’un des cas les plus surprenants, celui d’un enfant de douze ans qui s’est retrouvé entre les mains des services de sécurité à cause d’un papier déchiré à l’effigie du président.
Les «oiseaux» sont partout
Les détails de l’affaire, manuscrits dans le rapport d’interrogatoire, révèlent comment un simple incident en classe s’est transformé en une affaire de sécurité. Cela a commencé lorsque des élèves ont trouvé un morceau de papier déchiré sous le siège de leur camarade déclenchant une série de signalements successifs: des élèves à l’instituteur, de l’instituteur au surveillant pédagogique et l’affaire s’est terminée au commissariat.
Bien que l’enseignant lui-même ait déclaré que l’élève était «calme et de bonne moralité» et qu’il n’avait jamais eu de mauvais comportement et bien que les enquêtes de sécurité aient prouvé que le dossier familial était exempt de toute activité d’opposition, cela ne l’a pas aidé. Quatre jours seulement après l’incident, l’enfant a été traduit devant la Justice dans une affaire qui résume la manière avec laquelle le régime a traité même les événements les plus simples comme une menace pour la sécurité.
Dans un autre dossier, apparaît l’histoire d’une jeune femme d’une vingtaine d’années. Après sa libération en 2017, ses souffrances n’ont pas pris fin. Une instruction claire a été donnée aux policiers: «Gardez un œil sur elle et si des signes négatifs apparaissent, prenez les mesures appropriées.»
Ils étaient surnommés «les oiseaux» (Al-touyour), terme par lequel les Syriens qualifiaient les informateurs qui s’infiltraient partout. Certains d’entre eux ont infiltré les rangs des manifestants en 2011, d’autres ont infiltré les groupes armés plus tard et nombre d’entre eux ont dénoncé leurs proches et leurs voisins.
Ironie du sort, ces documents révèlent à quel point le régime se méfie même de ses propres informateurs. Un rapport évoque une femme qui espionnait sa famille: «Elle ne peut pas se rendre dans nos locaux de peur d’être dénoncée. Elle craint pour sa vie.»
Une autre histoire montre comment un informateur a risqué la vie de sa sœur lorsqu’il l’a envoyée dans une zone contrôlée par les rebelles. Ces derniers connaissaient son identité et ils lui ont envoyé un message confirmant qu’ils le connaissaient.
Les surveillants surveillés
Les travailleurs humanitaires ne sont pas à l’abri de la surveillance. En 2016, les dossiers documentaient l’histoire d’un père d’un enfant travaillant pour une organisation humanitaire. Son crime a été de «coordonner avec les rebelles» pour atteindre les zones assiégées afin de fournir de l’aide. Ils ont surveillé son compte Facebook, piraté son ordinateur puis l’ont arrêté pour «communication avec des terroristes». Son histoire s’est terminée par des tortures à mort en prison.
Le système de surveillance était complet et étouffant. Non seulement il mettait des téléphones sur écoute et pirataient des ordinateurs mais il documentait également des détails incroyables sur la vie des suspects. Dans un rapport, on a enregistré l’emplacement du garage où la mère de l’un des suspects réparait sa voiture. Dans un autre rapport, on a compté le nombre d’immeubles appartenant à une personne.
Les «oiseaux» eux-mêmes n’étaient pas à l’abri de la surveillance et des foudres du système tyrannique. Les documents révèlent de nombreux cas d’informateurs qui ont été arrêtés puis relâchés après qu’on a découvert qu’ils étaient des agents secrets des services de sécurité. Tout le monde épiait tout le monde.
Aujourd’hui, après la chute du régime, les nouvelles autorités parlent de demander des comptes aux personnes impliquées. Dans une interview à Tartous, le gouverneur Anas Ayrout affirme que des personnalités éminentes du régime seront jugés, mais ajoute: «Nous ne jugerons personne sans preuves concrètes». On peut toujours l’espérer… Alors que la Syrie tente de se remettre de ce régime oppressif, ces documents apportent le témoignage sur une époque où le régime transformait les citoyens en espions et faisait de cet espionnage et de la délation une constance de la vie sociale en Syrie. Des séquelles et des traumatismes qui marquent une société conditionnée par ces pratiques et dont il n’est pas aisé de guérir. La rupture avec ce sinistre passé qui a duré très longtemps et le changement de la société syrienne seront un long processus.
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