Il est des voix qui traversent le temps et réveillent les peuples. Le 23 juillet 1952, à la radio du Caire, une voix annonça la fin d’un ordre ancien et le début d’un espoir nouveau. Derrière ce message, il y avait déjà l’âme et la volonté d’un homme appelé à incarner cette révolution : Gamal Abdel Nasser.
Khémaïs Gharbi *

Lorsqu’on entendit : «Redresse ta tête, citoyen arabe, tu es un homme libre dans un pays libre, convoité par les ennemis», ce n’était pas une simple harangue politique. C’était une déflagration dans l’âme de millions d’hommes et de femmes colonisés, humiliés, niés. En un instant, un souffle nouveau parcourut l’Afrique et l’Asie et même au-delà. Le sentiment d’être de nouveau un être digne, un peuple debout, traversa toutes les frontières coloniales.
L’histoire juge, mais n’oublie pas
On peut discuter les erreurs politiques, les échecs stratégiques, les dérives autoritaires du régime. Mais on ne peut balayer d’un revers de main ce que Nasser a donné : la fierté, la conscience et l’élan. Il fut l’un des premiers à hisser haut le drapeau de l’émancipation postcoloniale, à soutenir sans relâche les luttes de libération — de Tunis à Alger, de Léopoldville à Accra —, à porter au sommet de Bandung, avec Nehru, Tito et Sukarno, la voix des peuples longtemps tenus dans l’asservissement.
Réduire Nasser à la défaite de 1967, c’est méconnaître ce qu’il a incarné pour des millions de colonisés. Il fut, avec d’autres, l’un des fondateurs du mouvement des non-alignés, donnant une voix forte et digne a ce qu’on appelle aujourd’hui le Sud global. Il soutint concrètement les luttes de libération en Afrique, notamment en Algérie, en Tunisie, au Congo. Il osa nationaliser le canal de Suez, défiant les puissances coloniales et restaurant la fierté arabe. Bien sûr, son régime eut ses zones d’ombre, et ses rêves d’unité arabe échouèrent. Mais il reste une figure majeure de l’émancipation du XXe siècle. L’histoire se doit d’être équilibrée : elle juge, mais elle n’oublie pas.
La nationalisation du canal de Suez, en 1956, fut un acte de souveraineté inouï. Il défia les empires déclinants, fit vaciller les certitudes de l’Occident impérial. C’est cela aussi, Nasser : la rupture avec la résignation, le refus de l’humiliation, la construction d’un avenir arabe autonome.
Or voilà que certains aujourd’hui, en toute légèreté, ne retiennent que la défaite militaire. Ils oublient, ou feignent d’oublier, que l’histoire des peuples ne se résume pas à une bataille perdue, mais à ce qu’elle inspire de durable : une conscience collective, une mémoire partagée, une fierté rendue. S’attaquer à la mémoire de Nasser, précisément maintenant, à l’heure où l’idéal panarabe est si fragilisé, c’est comme vouloir donner le coup de grâce à ce qui nous reste de lien, d’horizon, de souffle commun.
Non, ce n’est pas de la nostalgie. C’est de la mémoire juste. C’est le refus de l’ingratitude et de l’amnésie. Et c’est surtout un hommage à ce moment rare dans l’histoire où une voix arabe, forte et claire, nous a dit : redresse-toi, tu es libre. Cette phrase, pour ceux qui l’ont entendue, n’a pas de prix.
Des hommes que l’Histoire ne quitte jamais
Quant à moi, je n’oublierai jamais ce mercredi 23 juillet 1952. J’avais huit ans. Cet après-midi-là, en rentrant de l’école, nous étions nombreux à avoir redressé la tête — pour de bon. Pour la première fois, nous nous sommes sentis pleinement chez nous, dans notre pays, pourtant encore sous occupation française… mais plus pour longtemps.
Il est des hommes que l’Histoire ne quitte jamais. Leur grandeur ne réside pas seulement dans les victoires militaires ou les accomplissements tangibles, mais dans ce qu’ils ont fait naître dans le cœur des peuples. La France continue d’honorer Napoléon, malgré ses défaites, parce qu’il a incarné une ambition, un souffle, une époque. De même, pour le monde arabe, Gamal Abdel Nasser reste cette figure immense, inoubliable, dont la parole et le geste ont éveillé une dignité trop longtemps niée. Ce n’est pas l’homme parfait que les peuples retiennent, mais celui qui a su incarner leur espoir, leur lutte, leur rêve d’émancipation. Et c’est ainsi que les géants deviennent immortels.
* Traducteur et écrivain.
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