Sept ans après un soulèvement contre un ordre autoritaire et corrompu qu’on a pris pour une révolution, la Tunisie s’enlise peu à peu dans le désordre.
Par Yassine Essid
L’Assemblée nationale constituante (ANC) avait eu à l’époque son clown : un personnage grossier, vulgaire et naturellement incompétent. L’Assemblée des représentants du peuple (ARP) est sur le point d’admettre en son sein un incontestable voyou. Un provocateur sans scrupules, souteneur d’Ennahdha, au passé plus que douteux, qui accable d’intolérables injures tous ceux qu’il considère comme ayant un avis différent du sien. C’est là, paraît-il, le dogme de l’infaillibilité du suffrage universel qui le veut. Ses futurs collègues seront appelés à faire avec.
Un délinquant sous la coupole du parlement
Certes, l’ANC hier, comme l’ARP aujourd’hui, nous ont habitués aux joutes parlementaires où se succèdent de part et d’autres les cris d’indignation, les critiques virulentes, les contestations, les empoignades, les propos calomnieux voire une gestuelle inappropriée. Mais jamais on aurait cru qu’un parlementaire délinquant, désormais acquis à la cause des islamistes, prendrait un jour la parole et participera en toute autorité aux travaux de la représentation nationale. Il s’agit de Yassine Ayari, élu soi-disant «indépendant» lors de la législative partielle de la circonscription d’Allemagne, dimanche dernier, 17 décembre 2017.
Suite à cette élection, l’exemplaire sainte-alliance, qui liait Ennahdha à Nidaa Tounes, dont chacun tirait parti, partageant presque une idéologie commune sans loyauté à la chose publique, sans responsabilité et sans dignité, semble voler en éclats à quelques mois des municipales et laisse augurer des derniers soupirs d’une «Troïka» mort-née au grand dam de l’obséquieux associé de l’Union populaire libre (UPL).
La société civile, les partis politiques, Nidaa Tounes lui-même, qui a l’air dépité de quelqu’un qu’on a floué, peuvent-ils se soumettre à ce brutal verdict de la part de ceux qui n’ont jamais fait prévaloir le sens de l’intérêt général et qui entendent mettre de nouveau la main sur la République, ses lois, ses richesses ?
Et dire qu’il a suffit d’une élection partielle pour que Béji Caïd Essebsi, son rejeton et leurs ouailles se rendent compte qu’ils ont été trahis par un allié qui ne fait qu’à sa tête. Ils assistent impuissants à un scrutin dont le résultat, parce que non pas falsifié mais faussé, ne peut que susciter indignations et éclats de voix, sans plus.
Noureddine Taboubi – Youssef Chahed: Un non qui se termine toujours par un oui !
La faillite du sens civique
Un tel désordre institutionnel ne manquera pas d’affecter durablement la citoyenneté tout en accélérant la faillite du sens civique et de la morale individuelle. Lorsque les manipulations stratégiques, les normes de vote et les calculs partisans se substituent aux règles de l’éthique électorale, les principes de gouvernance périssent et les citoyens redeviennent des individus isolés dans une république victime de ses travers.
Ailleurs, le parti Afek Tounes, membre de la coalition gouvernementale, exprime son rejet de la Loi de Finances 2018 en appelant ses quatre ministres et secrétaires d’Etat à quitter manu militari le gouvernement. Mais ces vénérables grands commis, au risque de compromettre l’autorité légitime de leur hiérarchie, ont préféré conserver leurs portefeuilles et leurs privilèges plutôt que retrouver l’anonymat désespéré de l’engagement politique au sein d’une formation esseulée, à peine visible sur l’échiquier politique.
Toujours de bon conseil, Ahmed Néjib Chebbi, un oublié de la politique, mais toujours aussi tenace en dépit de ses incalculables revers, désormais à la tête d’un nouveau parti tout aussi virtuel que le précédent, pointe de temps à autre le bout de son nez, avec la certitude que le monde sera à l’écoute, pour demander qu’on remplace l’actuel gouvernement par une équipe apolitique qui se révélera supra-politique dès qu’il en fera parti.
Quand à l’UGTT, elle poursuit son bonhomme de chemin tout en réglant le dilemme quant à ses rapports avec l’Etat, en rejetant toute subordination alors qu’elle en fait partie. La centrale syndicale s’est installée dans la contestation systématique de toute option politique ou économique encouragée, il est vrai, par un gouvernement de plus en plus frileux, dont la ferme autorité s’estompe et s’embrume jusqu’à l’abdication. C’est un tantôt oui, tantôt non qui se termine toujours par un oui contraint et forcé en faveur de l’UGTT.
Certes, l’intervention syndicale est par définition inévitablement quotidienne, revendicative, sans cesse confrontée avec la stratégie gouvernementale ou de l’opposition, mais lorsqu’elle devient exorbitante, lorsque l’UGTT se substitue au gouvernement, comme c’est le cas aujourd’hui, elle contrarie tout débat démocratique.
Le mépris profond de l’intérêt collectif
Dans tout cela, les problèmes de la globalisation économique, des technologies nouvelles, de l’éducation et de la santé publique, de l’absence de politique sur l’environnement urbain, de la pollution des sols, des facteurs limitant chaque jour davantage la qualité sanitaire des denrées alimentaires consommées, disparaissent des devants de la scène. Au même moment, l’espace public est toujours entièrement occupé, de par et d’autre, par un langage guerrier plus encore que patriotique.
Décidément, il y a quelque chose de pourri dans cette démocratie tant célébrée. La volonté générale fait place à une horde de membres de divers partis d’opposition qui, malgré leur désaveu permanent de l’action de l’Etat, rêvent tous d’occuper un siège au sein d’un gouvernement. On a même vu un ancien ministre de l’Education nationale, débarqué sans le moindre frais ni ménagement du dernier gouvernement Chahed qui, bien que grande gueule notoire, fit preuve de suffisamment d’opportunisme et de compromissions pour capituler contre une confortable et relative compensation.
Au-delà de ces faits peu réjouissants, quelle stratégie le gouvernement compte t-il adopter? Nous sommes encore dans les suites d’un soulèvement contre un ordre autoritaire et corrompu qu’on a pris trop vite pour une révolution. Or, depuis 7 ans, le pays est devenu une épave secouée par les scandales, rongée par la rapine et les prévarications des uns et les certitudes absolues des autres, emmurée dans l’indifférence générale et le mépris profond de l’intérêt collectif. Bref, un pays qui n’avance pas parce que ses gouvernants refusent de reconnaître que l’ancien paradigme est terminé.
C’est sur le sol mouvant de la démocratie verbeuse et des libertés communicationnelles débridées que les dirigeants peinent à se défaire des anciennes méthodes de gouvernement, se bercent de mirages et affectionnent l’artifice.
Enfin, pour faire basculer le réel vers une réalité encore moins réjouissante, les islamistes, qui représentent la première force politique, rechignent à reconnaître que la religion existe mais ne décide pas. Or, du fait qu’ils ne raisonnent pas, leur activité politique se résume simplement à défendre des vérités à leurs yeux indiscutables.
Chaque fois qu’une difficulté apparaît, des dizaines de candidats au poste de Premier ministre s’agitent, avec pour seul dessein d’évincer l’actuel titulaire pour occuper simplement le poste. Mais à quelle fin? Pour quoi faire exactement? Et, au cas où l’heureux élu accéderait à ce poste, par où va-t-il commencer?
Des questions qui se posent avec force, car il ne s’agit plus de choisir un modèle de société, de construire ou de réformer, mais de déterminer ce qu’il s’agit de sauver pour survivre, sauvegarder le peu qui reste et de quelle façon.
Nidaa – Ennahdha : Une improbable alliance vouée à l’échec.
Un Etat sans autorité
En somme, comment gouverner dans un tel contexte? Quels sont les pas concrets à faire? Les mesures prioritaires à prendre? Ces questions, essentielles pour toute action relative aux modalités de la reconstruction au vu des dégâts infligés au pays, demeurent malgré tout sans réponse, occultées, qui témoignent d’une précarité et d’un flottement de pensées bien regrettables.
Un «Accord de Carthage» vécu comme un feuilleton à rebondissements, des commissions engagées dans un dialogue de sourds, des tribunes de presse et des articles, tous obsédés jusqu’à la déraison par le sort politique des uns et des autres.
Pendant ce temps, les embrouilles idéologiques prennent le pas sur l’analyse sereine de la nature de la crise que connaît le monde politique, sur le cadre de régulation nécessaire et sur la question de la souveraineté démocratique.
Qui exerce l’autorité politique sur le territoire et ses habitants? L’État. Qui représente l’Etat? Le gouvernement. C’est ce qu’on apprend encore dans les cours d’instruction civique. Or celui-ci n’est plus qu’une coquille sans autorité, c’est-à dire sans l’aptitude à prendre des décisions qui s’imposent à la collectivité dans bien de domaines et qui amènent les citoyens à s’y plier bon gré mal gré selon le principe de la primauté du droit. C’est que bien des forces lui disputent aujourd’hui cette autorité : la mondialisation, les partenaires sociaux, la société civile, les médias, les réseaux sociaux et les acteurs non-étatiques. Ils entament tous sa vitalité intellectuelle, créatrice et sa capacité décisionnelle.
Abordée en termes de gouvernance, l’autorité politique est encore moins évidente, car de plus en plus exercée par des organismes supra-étatiques, telles que les institutions internationales qui interfèrent de plus en plus dans les questions jusque-là dévolues à l’exécutif pour imposer leurs réformes. Bien qu’encore confinée dans des prérogatives exclusives à l’Etat, sa centralité a ainsi changé et réside désormais dans sa capacité à gérer et à compléter une autorité grignotée de plus en plus par des institutions non-étatiques et internationalisée. C’est le cas des démocraties occidentales, et c’est encore plus criant lorsqu’il s’agit des pays faillis.
Un tel rappel devrait donner à penser à un chef de gouvernement totalement empêtré dans les plis de l’administration de l’Etat et le faire descendre de ses nuages. C’est à la fois un exercice de réalisme et un apprentissage de modestie.
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