Il n’y avait pas beaucoup de monde, ce matin, à l’ouverture des bureaux de vote à Tunis.
Le parti islamiste Ennahdha ne saurait renoncer à son fonds de commerce religieux frelaté. N’a-t-on pas vu son président, Rached Ghannouchi, prétendre que l’électeur attaché à l’islam votera pour son parti aux municipales, qui se tiennent ce dimanche 6 mai 2018, en Tunisie.
Par Farhat Othman *
Ce 6 mai serait historique s’il s’avérait être le premier jour d’un processus politiquement honnête, non seulement pour une démocratie locale, mais aussi et surtout pour la démocratie tout court; ce que manifesterait enfin la réforme législative tant attendue, abolissant les lois scélérates de la dictature pour la mise en vigueur, enfin, des acquis d’une constitution novatrice, mais demeurée lettre morte.
Osant le défi du pouvoir décentralisé, le scrutin de ces premières élections municipales de la nouvelle Tunisie serait alors une réussite à plus d’un titre : la démocratie effective, non seulement sa caricature, et ce localement et aussi nationalement, ne reproduisant plus ce que faisait la dictature, maîtresse en l’art de simuler et de dissimuler.
Un scrutin guère innocent
Contrairement à ce que Bourguiba fit au sortir du protectorat, ayant su commencer logiquement, en 1957, par des élections municipales, ces premières élections de la Tunisie se voulant démocratique viennent un peu tard pour être sans arrière-pensées dogmatiques et politiciennes.
En effet, au lieu de précéder les législatives et la présidentielle, l’état déplorable des villes les imposant et les commandant en première urgence, les municipales ont été sacrifiées sur l’autel des luttes du pouvoir et de son partage entre anciens et nouveaux profiteurs aux dépens du pauvre peuple.
Bis pis, elles se tiennent aujourd’hui encore dans le cadre législatif répressif, celui de la dictature dont les lois, devenues pourtant illégales et illégitimes, continuent à brimer le peuple. De quelle démocratie parle-t-on quand on a des juges qui appliquent encore, au nom du peuple, la législation scélérate de l’ancien régime supposé déchu ?
De plus, l’acte électoral de ce 6 mai est bien loin d’être au-dessus de tout soupçon, ce que la persistance de l’encre électorale suffit à illustrer. Cette honteuse pratique, sans nulle utilité sinon de stigmatiser l’électeur, et ce de l’aveu même de l’Instance supérieure indépendante pour les électiosn (Isie) qui l’a écartée dans un premier temps par un vote devant être souverain, a été enfin maintenue contre l’avis de l’Isie, laissant douter de son indépendance. Celle-ci n’est alors que supposée, l’Isie ayant démontré sa soumission aux intérêts politico-mercantiles qui ont fini par réussir à lui imposer une flétrissure de l’électeur tunisien par la négation, non seulement de sa maturité, mais aussi de la crédibilité de l’usage des listes électorales et donc de l’indépendance de l’Instance garante de leur intégrité.
Le scrutin est ainsi gros des plus fortes incertitudes, sinon de périls, pouvant aller jusqu’à une plus grande division du pays; ce sera déjà le cas entre les électeurs et les abstentionnistes. C’est d’autant plus grave qu’on n’a toujours pas osé faire ce qui ne pouvait qu’être salutaire : rompre avec le passé et la hantise de l’autoritarisme qui marque si profondément l’imaginaire du peuple et de l’inconscient arabe.
Au vrai, on est à un moment historique ne pouvant, au mieux, qu’être soit l’année zéro de la Tunisie nouvelle soit le zéro pointé pour ce qui ne serait qu’une énième caricature de démocratie. Aussi, la forte abstention attendue des électeurs signifierait bien, au-delà du manque de civisme qu’on serait bien prompt à évoquer à tort, le refus des Tunisiens d’accepter l’actuel jeu de sous-démocratie dans lequel on veut les garder. L’abstention forte des électeurs ne ferait que pousser mieux vers ce qui serait le sauvetage de moins en moins attendu ou voulu de ce processus démocratique devant s’incarner nolens volens dans la réforme législative d’envergure impérative afin de conformer les lois illégales appliquées dans le pays aux libertés et droits consacrés par sa Constitution.
Le pire à éviter
Ce qu’on a enregistré à la fin de la campagne électorale illustre bien un aspect de ces périls guettant le pays : une déclaration grosse de sens, résumant non seulement l’esprit dans lequel se trouvent les islamistes données grands favoris du scrutin de ce 6 mai, mais aussi de ces municipales, supposées indépendantes et qui sont loin de l’être.
S’agissant d’abord de cette indépendance introuvable, elle est à la fois structurelle et fonctionnelle, découlant de la nature même du mode de scrutin adopté, aggravé par le seuil de 3%, et qui reproduit les errements des précédentes élections (législatives et présidentielle), favorisant les combines des grands partis et la nature partisane de l’instance qui en a la charge, sa composition obéissant déjà aux calculs partisans. On l’a d’ailleurs illustré ci-dessus par l’exemple, pas si anodin que cela, de l’encre électorale dont elle a souverainement déclaré l’inutilité et le rejet pour finalement l’adopter sous les pressions. Une instance n’ayant pas la maîtrise de ses décisions est une instance forcément soumise, nullement indépendante. Ce qui a pour conséquence de réduire l’acte électoral à un commerce et toute l’opération à un marchandage politique, ainsi qu’il sera précisé infra.
Attardons-nous, au préalable, sur ce que serait l’esprit des islamistes et leur vision de ces municipales qui leur sont dédiées; ce que résume la déclaration fort éloquente du professeur Rached Ghannouchi, puisque c’est ainsi qu’il faut désormais appeler celui qui rêve déjà d’entrer à Carthage. Il y a avoué, comme cela lui arrive parfois, ses peurs latentes d’un putsch militaire en Tunisie, affirmant que les villes disposant de plus de pouvoir seraient un rempart solide contre toute tentative de coup d’État venant d’un «général fou».
Scandaleux, un tel propos l’est d’abord pour le doute récurrent dans la tête du chef du parti islamiste à l’égard de l’armée tunisienne qui a toujours fait montre de son patriotisme et son attachement à la légalité républicaine. Il l’est surtout pour cet imaginaire hanté par la haine de l’autre et qui, craignant le putsch, serait prêt d’en rêver par anticipation, comme on l’a vu en Turquie. D’ailleurs ce pays est bel et bien cité en exemple par M. Ghannouchi quand il dit textuellement que «les Tunisiens ne seront pas moins protecteurs de la démocratie que les Turcs». C’est d’autant plus significatif quand on sait que le coup d’État manqué de 2016 en Turquie était l’œuvre du pouvoir en place pour se consolider. M. Ghannouchi rêverait-t donc de pareille forfaiture en Tunisie?
En voyant dans le pouvoir local un contre-pouvoir, le chef du parti islamiste ne se trompe pas, cependant, les velléités hégémoniques existant bel et bien chez ses adversaires, serviteurs du régime déchu. Mais un tel pouvoir ne serait pas sain tant qu’il agira dans un cadre illégal; ce qui est aujourd’hui le cas.
Or, on sait M. Ghannouchi maître dans l’art d’instrumentaliser le vrai pour le faux; il est temps par conséquent qu’il cesse ce jeu ! Ainsi, quand il salue la démocratie tunisienne, osant dire que la Tunisie est «le seul pays arabe où les changements de gouvernements se font en levant les doigts et non par les armes ou les coups d’État», il faut lui rappeler que cela nécessite que les lois qu’on applique soient en conformité avec la Constitution. Aussi, il importe d’abolir au plus vite les lois actuelles, notamment les plus scélérates, et non seulement accepter de laisser passer la réforme tenant à cœur au président de la République, portant sur l’égalité successorale. Car il semble bien que les deux gourous se soient entendus sur un tel partage de rôles : occuper les islamistes dans les villes afin de laisser l’initiative à une réforme, mais restreinte, au niveau du parlement. Et on se limiterait à ce qu’on considère déjà une révolution pour oser aller plus loin. Or, c’est ce qu’il faut bien faire, car la révolution mentale est déjà effective chez le peuple, nullement conservateur comme on veut le faire accroire. La réforme législtaive d’envergure s’impose donc.
Sortir du désordre mondial
Outre cette réforme législative, sortir la Tunisie de sa situation actuelle de pays éclaté où les affaires n’ont jamais mieux marché aux dépens du peuple, comme n’arrête de le dénoncer l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), commande de cesser d’imiter l’Occident, veillant à reproduire sa conception devenue juste formelle d’une démocratie d’élevage, ayant été vidée de contenu en termes de puissance sociétale.
Au risque de verser dans une démocratie sauvage, plus en symbiose avec l’effervescence populaire, il importe de songer à revitaliser la démocratie, penser à une postdémocratie en Tunisie. Cela impose de ne plus continuer à se satisfaire du désordre mondial actuel, se limitant à être au garde-à-vous face aux desiderata des Occidentaux dont le matérialisme ne fait se soucier que de leurs intérêts mercantiles. Car il n’est plus possible d’accepter l’ordre mondial actuel devenu désordre, ne servant que les intérêts égoïstes des pays du Nord et les minorités gouvernantes dans le Sud à leur service. Un nouvel ordre mondial est requis, ce qui impose d’imaginer un autre type de démocratie, guère plus réduite à l’acte électoral.
Une telle crise du monde est bien celle de la Tunisie; elle peut être symbolisée par la dualité de la pénurie et de l’abondance. La pénurie ne peut plus être réservée au Sud et l’abondance au Nord; il est bien des ilots d’abondance dans le Sud, réservés à des minorités entretenues par le Nord.
C’est le cas en Tunisie avec les anciens profiteurs, alliés aux nouveaux, ces islamistes chouchous de l’Occident dans le cadre de son alliance capitalislamiste sauvage, pour sauvegarder ses intérêts exorbitants issus du désordre mondial auquel il tient. Il faut en finir avec la compromission des élites des pays asservis, et à leur tête en Tunisie, nos islamistes.
Comme l’humain est ce qu’il pense, que ce qu’il pense n’est pas nécessairement conscient et que la réalité plonge de plus en plus dans la virtualité dont l’une des manifestations est l’imaginaire populaire, il nous faut davantage de maîtrise de l’inconscient collectif et de l’imaginaire populaire. Or, il est à forte connotation spirituelle et non de religiosité. À ce stade que le mental entre en jeu en tant qu’iceberg aux deux facettes, l’une apparente qui est le comportement conscient, et l’autre inconsciente, formée de traditions et de réflexes conditionnés.
C’est ici qu’entre en jeu la conception de l’islam en Tunisie et le rôle des lois en dimensions incontournables, à la fois pour la vie en société, et pour l’aménagement d’un vivre-ensemble, le plus respectueux que possible de la diversité de la société et de la pluralité nécessaire en un État qui soit de droits et de libertés et non de similidroit.
L’islam de paix en Tunisie
Quoi qu’on en dise, le parti islamiste ne saurait renoncer à son fonds de commerce religieux frelaté; ainsi a-t-on vu l’ex-cheikh Ghannouchi prétendre que l’électeur attaché à l’islam votera pour son parti. Il faut donc enlever le monopole de l’islam à ce parti en démontrant qu’il ne fait qu’en comprendre mal l’esprit, et juste en user pour tromper. On ne doit plus lui en laisser le loisir d’en parler en démontrant qu’on peut aussi le faire bien mieux que lui tout en respectant encore plus éthiquement et l’esprit et les visées. Surtout, il importe de lui dénier la fausse étiquette de modération dont il se targue auprès de l’Occident ravi de compter sur lui pour mieux servir ses intérêts en Tunisie livrée à un capitalisme d’autant plus sauvage qu’il est allié à un islam aussi sauvage que lui non seulement du fait de son programme de libéralisme économique excessif, mais aussi son intégrisme dogmatique.
Outre de ne pas tomber dans l’escarcelle du capitalisme immoral et du libéralisme excessif, la Tunisie se doit de résister à l’alliance nouée par l’Occident matérialiste avec l’islam représenté par le parti Ennahdha. Les élites éclairées du pays ont donc l’impératif catégorique de démontrer qu’un autre islam que celui du parti Ennahdha est parfaitement possible en Tunisie; et il est véritablement de paix et de tolérance. Car celui qu’incarne le parti de M. Ghannouchi est une pure supercherie, un vernis destiné à tromper, surtout les Occidentaux qui ne se soucient que de leurs intérêts matériels.
C’est la seule chose sur laquelle le parti Ennahdha tient un discours qui ne soit pas mensonger. Sur tout le reste, il développe la stratégie du Turc Erdogan; et on voit en quel État se retrouve son pays en matière de droits et libertés des citoyens. Or, en Tunisie, l’islam doit être sui generis, reproduisant l’âme originale de son peuple, ouvert sur l’altérité, enraciné certes dans ses valeurs, mais dynamiquement. Aussi, l’islam tunisien sera-t-il forcément un post-islam, l’i-slam selon ma graphie, magnifiant sa dimension spirituelle axée sur la paix avec soi et avec autrui.
* Ancien diplomate, écrivain.
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