Les images de ces milliers de Palestiniens regagnant à pied les ruines du nord de Gaza après des mois de déplacements forcés et de destructions infligées par l’armée israélienne forment une mosaïque d’émotions d’une intensité bouleversante, presque indicible.
Khémaïs Gharbi *
Ces hommes, ces femmes et ces enfants avancent sur la route Salah Al-Din comme des pèlerins, le cœur chargé d’un mélange profond de douleur, de dignité et d’une résilience presque surnaturelle. Ce retour vers les décombres, vers des lieux qui étaient autrefois des maisons, des écoles, des rues animées, est à la fois tragique et triomphant.
La douleur domine, d’abord, écrasante. Chaque pas sur ces routes est une confrontation brutale avec l’ampleur du désastre. Les gravats, les bâtiments éventrés, les odeurs de poussière mêlée à celle des corps ensevelis rappellent la violence subie, l’absence criante de ceux qui ne reviendront jamais. Les ruines ne sont pas qu’un décor : elles incarnent les souvenirs détruits, les vies fauchées, les rêves pulvérisés.
Quand les gravats nourrissent les racines
Mais cette marche est aussi empreinte de fierté. Derrière chaque silhouette courbée sous la fatigue ou le poids de maigres possessions subsiste une flamme, celle d’un peuple refusant l’effacement. Ils avancent vers des ruines, oui, mais ces ruines sont leur terre, leur histoire, leur patrie. La poussière, les pierres et même les gravats sont investis d’une signification sacrée. En revenant, ces déplacés affirment leur appartenance à ce sol, contre vents et marées, contre l’histoire qui s’acharne à les effacer. Ils disent : «Nous sommes toujours là.»
Le paradoxe de ce retour est frappant. Ce qui aurait dû être un acte de désespoir – revenir à ce qui n’est plus – devient une déclaration de survie. L’absence d’abris n’effraie pas ; c’est un sacrifice accepté pour honorer les morts, raviver des souvenirs et ancrer à nouveau la vie sur cette terre martyrisée. Chaque pierre devient un témoin, chaque vestige une promesse de reconstruction, même si tout semble perdu.
Les émotions qui accompagnent cette marche sont complexes, presque contradictoires. Il y a une tristesse infinie devant l’ampleur des destructions, mais aussi une rage sourde face à l’injustice. Il y a la souffrance de ceux qui ont tout perdu, mais également une détermination inébranlable, une sorte de défi silencieux lancé au monde entier. Ce retour est une victoire symbolique, arrachée à ceux qui espéraient leur disparition.
Les enfants cherchent leurs repères
Et malgré tout, il y a l’amour. L’amour pour une terre meurtrie mais irrémédiablement précieuse. L’amour pour les siens, pour les morts que l’on veut honorer, pour les enfants à qui l’on veut transmettre, même au milieu des gravats, l’espoir d’un avenir.
Ce retour est un cri étouffé et une prière vibrante. Une déclaration silencieuse que ce peuple, déplacé mille fois, ne sera jamais dépossédé de son âme ni de sa terre, aussi détruite soit-elle.
Par petits groupes ou seuls, des enfants arpentent les décombres, leurs visages tendus par une quête silencieuse. Une fillette, à peine âgée de dix ans, se penche, scrutant le sol. Elle semble chercher un repère connu, une trace de ce qui était autrefois sa maison. Ses doigts trouvent un morceau de céramique brisée, peut-être un fragment d’assiette, et elle s’effondre en larmes, murmurant : «C’était notre cuisine…» À quelques mètres, un garçon pointe du doigt un fragment d’un banc de classe et s’écrie : «Là, c’était mon école !» Son visage s’illumine un instant, avant que la réalité des ruines ne lui arrache un nouveau silence. Mais même sans murs, même sans toit, leurs cœurs savent reconnaître ces lieux familiers. Parfois, une larme de joie surgit dans la poussière, parce qu’ils se sentent chez eux.
Les gardiens des souvenirs
Assis sur un bloc de béton qui était peut-être un mur, un vieillard fixe l’horizon, une main tremblante posée sur son bâton. Il raconte doucement à ceux qui l’entourent : «Ici, il y avait le boulanger. Les enfants venaient chaque matin chercher le pain encore chaud.» Son regard se perd un instant, mais il revient à lui avec une force inattendue : «Nous reconstruirons. Le boulanger reviendra, ou un autre prendra sa place.»
Plus loin, une femme vêtue de noir s’agenouille, ses doigts caressant la terre. C’était là que se dressait sa maison, là qu’elle vivait avec son mari et ses enfants, aujourd’hui disparus. Elle murmure une prière, les larmes roulant sur ses joues, mais finit par se relever, essuyant ses yeux avec une détermination retrouvée : «Nous vivrons à nouveau ici.»
Deux frères orphelins marchent lentement entre les débris, leurs visages graves pour leur jeune âge. L’un d’eux, l’aîné, désigne un tas de gravats : «Ici, on jouait à courir avec notre cerf-volant. Tu te souviens ?» Le plus jeune hoche la tête, les yeux baissés. Après un long moment de silence, il murmure : «On peut rejouer, non ?» Ils commencent alors, maladroitement, à rassembler quelques pierres, dessinant dans la poussière un espace où ils pourront un jour recréer leurs jeux d’enfants, même si tout autour n’est que chaos.
Déblayer les gravats pour créer un espace de vie
Quelques enfants, trop jeunes pour porter le poids des drames qu’ils traversent, se mettent à transformer les ruines en terrain de jeu. Ils déblayent avec leurs mains des cailloux, rassemblant des morceaux de béton et des bouts de ferraille. «Ici, ce sera notre terrain de foot», déclare l’un d’eux, le visage couvert de poussière mais illuminé d’un sourire. En les voyant, un homme s’approche pour les aider, bientôt rejoint par d’autres adultes. Très vite, ce n’est plus seulement un jeu : c’est une déclaration, une promesse que la vie reviendra, que des rires et des cris d’enfants rempliront à nouveau ces espaces dévastés. Le peuple palestinien est toujours debout.
* Ecrivain et traducteur.
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