Exilé volontaire et éternel voyageur, Tahar Bekri ne s’est jamais lassé d’évoquer le pays natal qu’il porte désormais en lui, pays intérieur paré d’une beauté accentuée par la douleur de la séparation et l’éloignement des souvenirs. Après nous avoir gratifié du ‘‘Livre des souvenirs’’ (Elyzad, Tunis, 2014), sorte de Carnets de voyage où il évoque des souvenirs de retour au pays natal, le voici mettant ses mémoires en poèmes : représentation du pays dominée par une grammaire onirique où les souvenirs surgissent à travers des tableaux dont l’ordre d’apparition dit l’éclatement de la vision. (Photo: Anne Savale).
Ahmed Mahfoudh *

Et ce n’est pas des moindres de constater que les mémoires mis en poèmes, est un genre qui privilégie l’épaisseur du sujet sur l’intérêt de l’objet. De ce point de vue, le pays est une vision intérieure tapie au fond de son cœur, qui lui permet d’affronter l’exil, le froid et la solitude. Tout est donc vécu en termes de souvenirs brûlants, flots de mémoire qui l’envahissent au caprice des jours sans liens avec le temps objectif, mais au gré de cette mémoire affective, sorte de noyau aimanté qui capte les souvenirs tournoyants autour de lui : «Je te porte pays/ Haute vague dans les flots des mémoires/ Des rivages miens/ Les voiles résistant aux tempêtes/ Je n’oublie pas…»
La geste mémorielle
Ainsi, le poète se met en scène en train de se souvenir, il devient lui-même objet de la quête et montre comment la geste mémorielle l’a transformé, l’amenant à accepter son destin et à se réconcilier avec la vie. Tel est le sens de cet hommage au dernier poème de Robert Desnos, à travers l’image d’un Sisyphe heureux : «Parfois je pensais à Robert Desnos/ Et à son dernier poème/Cette crainte installée dans le vers/Sisyphe je repoussais l’éclipse/ Pour voir ton soleil…»
On retrouve également dans ce poème à Desnos la signification de la métaphore de la braise et la brûlure qui constitue le titre : le souvenir du pays natal est une flamme qu’il faut entretenir si on veut survivre, même si paradoxalement la brûlure en est si vive qu’on risque d’y laisser la vie. Tel est le sens de la métaphore du papillon : «Je te disais la brûlure du papillon/ La lampe gardeuse de la flamme/ La vie tenant à quelques rayons.»
Une autre spécificité des mémoires écrits en poème est l’ordre dans lequel apparaissent les souvenirs. Nous avons d’abord, une structure ordonnée et cohérente à travers 55 poèmes. En ouverture, le poète rend hommage au pays, à travers la figure de répétition de «Je te porte pays» à laquelle répond en écho : «Tu me portais pays» comme si l’hymne au pays natal constituait une dette de reconnaissance.
Puis le poète évoque de manière linéaire trois périodes de sa vie au pays natal : l’enfance entre Sfax et Gabès (poèmes 5 à 15) ; la période estudiantine à Tunis (poèmes 16 à 29) et enfin l’exil entrecoupé de retrouvailles avec le pays (poèmes 30 à 53). En finale, deux poèmes (54 et 55) pour exprimer sa réconciliation avec la vie malgré les nombreuses ruptures et la douleur de l’exil : «Il y a des êtres/comme des rayon de soleil/Nécessaires à la vie/ Ouvre le jour/ Pour leur dire/ Le monde est une merveille.»
C’est une structure très équilibrée, close et à progression linéaire. Tahar Bekri après avoir évoqué les souvenirs du pays natal, exprime son émerveillement d’être, non seulement en vie, mais réconcilié avec la lumière malgré les péripéties douloureuses de sa vie faite de séparations et d’exil. A l’origine de sa résilience, l’activité poétique comme mode de survie et «le poème comme seul compagnon», p. 29.
Et pourtant l’ordre n’est que de surface, de temps en temps surgissent des souvenirs sauvages qui n’obéissent pas à l’ordre chronologique, tel le souvenir douloureux de la mort de la mère et de la séparation avec la maison natale, un exil intérieur avant l’exil proprement dit.
La métaphore du train
C’est que le poète est fils de cheminot, avec tous les aléas que comporte ce métier, ayant trainé son enfance de ville en ville, au gré des affectations professionnelles de son père. Le train lui-même devient métaphore d’une vision subie, non maitrisée, un défilement arbitraire des paysages que le voyageur appréhende le front contre la vitre («ces veilleurs de chagrin», Eluard) : «Il me souvient des trains cahoteux/ Châteaux sur les rails de fortune/ Lourdes roues klaxons et vitesse de tortue/ Et moi collé à la vitre reconnaissais tes paysages un à un/Je scrutais tes oliveraies à l’infini/ Leur disais mes départs difficiles…»
L’exil des poètes n’est jamais forcé («ghorba»). Il est converti en choix poétique et humaniste. Car Tahar Bekri a profité de son séjour français pour être au centre de la poésie francophone et mondiale. L’une des fonctions magiques de la poésie consiste à transformer les drames de vie en autant d’expériences enrichissantes et de réconcilier l’homme avec son destin. De ce fait, l’exil devient volontaire («taghrib») quête de symbiose et le poète se sent en paix avec lui-même, aussi bien dans sa patrie natale que dans celle qui l’a accueilli.
* Ecrivain et universitaire.
Tahar Bekri, ‘‘Mon pays, la braise et la brûlure’’, Paris, Asmodée Edern (poétiques), 2025.
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