L’auteur de cette tribune est cinéaste, historien de cinéma et universitaire qui a accompagné les Journées cinématographiques (JCC) depuis leur création en 1966. Le regard critique qu’il jette aujourd’hui sur l’évolution du plus vieux festival de cinéma au sud de la Méditerranée mérite d’être connu, partagé et, surtout, médité. Ce festival, en perte de repères, a besoin d’être rénové de fond en comble et, d’abord, débarrassé du carcan de la bureaucratie qui le paralyse par sa légendaire médiocrité.
Hichem Ben Ammar *

Le coup de grâce vient d’être porté à un festival déjà vacillant, en perte manifeste de repères, d’autorité et de légitimité. Les faits rapportés par le jury de la 36ᵉ édition des JCC sont d’une gravité telle qu’ils hypothèquent l’avenir de la plus ancienne manifestation cinématographique arabo-africaine.
A l’heure où les festivals de la région se multiplient, gagnent en professionnalisme et affirment des lignes éditoriales claires, Carthage est plus que jamais otage de lourdeurs bureaucratiques et d’ingérences opaques, révélant un déficit de gouvernance à l’origine du scandale qui vient de se produire.
Une volonté de contrôle
Remettre en question la sacralité d’un jury trahit une volonté de contrôle incompatible avec l’indépendance artistique et l’esprit même des festivals de cinéma.
L’immixtion dans les décisions d’une instance censée être souveraine envoie un signal dissuasif à l’ensemble de la communauté cinématographique mondiale. C’était la faute à ne surtout pas commettre ! Quel cinéaste soucieux de son intégrité et de son renom accepterait encore d’associer son nom aux JCC ?
Il ne s’agit donc nullement d’un simple incident protocolaire, mais d’une crise de confiance profonde entre le jury international et l’instance organisatrice, une fracture dont les répercussions dépassent largement la présente édition.
Dans le monde des festivals, une réputation se construit lentement mais se défait très vite. Une image ternie par ce type de dysfonctionnement est extrêmement difficile à redorer, surtout dans un paysage concurrentiel où d’autres événements régionaux offrent davantage de cohérence, de respect des standards internationaux et de considération pour les professionnels invités, souvent avec des moyens bien supérieurs. Ces manifestations sont solides parce qu’elles sont en adéquation avec les principes qu’elles affichent.
Une image ternie
Que reste-t-il de l’imaginaire fondateur du Festival de Carthage ? Le non-alignement, la défense des cinémas du Sud face à la mondialisation ? L’indépendance morale et politique revendiquées depuis ses origines ne sont plus que des formules incantatoires, des alibis vidés de leur substance.
Aseptiser le festival, le dépouiller à ce point de son âme, revient non seulement à affaiblir son impact et son rayonnement, mais surtout à renoncer à ce qui constituait sa singularité historique et son prestige symbolique. Réduire au silence un jury international, c’est rompre un contrat moral fondamental. L’ensemble résonne comme un constat d’échec, presque comme une oraison funèbre pour un festival incapable de se réinventer ou de préserver son ADN.
Il est alors indispensable d’en appeler à la responsabilité des cinéastes tunisiens qui, par attachement affectif, par routine ou par crainte du vide, continuent de cautionner l’inacceptable et de s’accommoder du marasme afin de maintenir artificiellement en vie une institution dont les fondations sont depuis longtemps fissurées.
Cet acharnement thérapeutique n’a rien d’un témoignage de fidélité ou de résistance : il relève d’une illusion collective, celle de croire qu’un événement privé de son éthique, de son autonomie et de sa force morale pourrait encore servir une cause juste.
Besoin de rénovation
Continuer à participer, à justifier l’injustifiable, c’est prolonger l’agonie d’un mythe. C’est entériner la banalisation des interférences politiques, des dysfonctionnements structurels et du mépris des règles élémentaires de gouvernance culturelle.
A ce stade, préserver le festival dans son état actuel n’est plus un acte progressiste, mais une compromission déguisée en loyauté.
Cela fait des années qu’un refus collectif aurait pu ouvrir la voie à une alternative plus digne et plus exigeante. Le boycott n’aurait nullement été une trahison ; il aurait pu constituer un acte fondateur, lucide et courageux.
La nouvelle génération de cinéastes et de professionnels sera-t-elle capable de réinventer un espace réellement indépendant, fidèle aux valeurs que Carthage invoque encore sans plus les défendre ?
L’histoire des festivals est sans appel : les institutions culturelles ne disparaissent pas sous l’effet de la critique, elles s’éteignent parce que l’on s’accroche coûte que coûte à leurs oripeaux, en refusant d’affronter leur faillite. La véritable responsabilité aujourd’hui n’est donc pas de «sauver» ce festival à tout prix, mais d’oser la rupture pour reconstruire. Sans ce sursaut, il n’y aura ni renaissance ni alternative viable, seulement la lente normalisation de l’échec.
Co-fondateur de l’‘Union professionnelle d’industrie cinématographique et Audiovisuelle (Upica).



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