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Tunisie : L’UGTT, une centrale syndicale malade de la politique

L’UGTT, devenue le représentant d’un syndicalisme révolutionnaire, n’a pas cessé de se mêler de vastes questions de politique générale, à propos desquelles la plupart de ceux qu’elle représente n’ont aucun avis, ou sont divisés en fonction de leurs affinités partisanes.

Par Yassine Essid

Tous les groupements économiques, politiques et sociaux, tels que les partis, les syndicats ou les organisations patronales, souhaitent une économie efficace fonctionnant sur des bases rationnelles et une amélioration des conditions de vie dans un système démocratique et juste.

Cependant, et en dépit de la conviction partagée de tous que des réformes nécessaires devraient parfois prévaloir, chacun imagine à sa manière en quoi ces changements devraient consister et à quel prix.

Le bouleversement du paysage politique en Tunisie n’a pas été sans conséquence sur le mouvement syndical devenu élément constitutif de la gouvernance politique du pays. Il est incontestable qu’après des décennies pendant lesquelles l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) a longuement transigé avec sa vocation d’acteur majeur du dialogue social et sa conscience de défenseur des intérêts des travailleurs, elle est sortie grandie des événements de janvier 2011, ayant fortement contribué à la chute du régime.

L’irruption de nouveaux modes de régulation des relations sociales devait forcer le milieu patronal, longtemps dénoncé pour son allégeance et ses connivences avec l’ancienne clique au pouvoir, à s’adapter rapidement aux nouvelles conditions sociales du pays et aux nouvelles exigences de la démocratie, en établissant de nouvelles normes et valeurs qui permettent de revoir la fonction et la responsabilité économique et sociale des chefs d’entreprises.

Côté syndical, l’impact de la démocratie naissante était supposé conduire l’UGTT à s’imposer quelques changements et à définir une nouvelle politique sociale sans déroger à sa mission de défense des intérêts des salariés et, plus difficilement, sans qu’aucun élément ne contrecarre les intérêts et les idéaux de la collectivité dans son ensemble.

La Centrale syndicale, qui a retrouvé sa place dans l’estime du public, était appelée à remplir une nouvelle fonction dans un contexte de liberté. L’Etat, n’étant plus l’ennemi à abattre, pensait, pour sa part, pouvoir s’appuyer sur un partenaire loyal et avisé qui saura placer les luttes à la hauteur de l’enjeu qu’imposeront les inévitables réformes structurelles irréalisables en l’absence d’une relative paix sociale.

L’UGTT envahie par une volonté de puissance

Or, rapidement, l’UGTT, qui a retrouvé toute sa place dans l’estime d’un public désormais plus enclin à la désobéissance et à la confrontation qu’à la responsabilité citoyenne, s’est retrouvée comme envahie par une volonté de puissance du moment qu’elle s’est définitivement débarrassée des entraves de la politique contraignante et de l’intolérable subordination à un régime autocratique.

Victime de contradictions indépassables, l’UGTT n’est pas arrivée cependant à intégrer la nouvelle culture démocratique qu’elle respecte pourtant au sein de ses propres instances.

Alors que les travailleurs forment des associations, discutent leurs doléances, élisent des comités représentatifs permanents, votent la nomination des membres de leur hiérarchie dirigeante, et constituent pour eux-mêmes au sein de l’Etat une démocratie spontanée, l’UGTT avait du mal à se défaire des oripeaux de l’opportunisme et de la sédition et s’est vite retrouvée à son tour, comme bien des secteurs de la société, malade de la politique.

L’UGTT était incapable de reconsidérer voire abandonner certains dispositifs qu’impose la fragile transition démocratique et une réalité inédite : difficultés de la conjoncture économique, faible croissance, permanence des risques d’ordre sécuritaire, mondialisation des échanges économiques, quasi domination d’un secteur informel préjudiciable au fonctionnement normal, taxé, régulé et contrôlé de l’économie, pression du chômage, violence de la révolution néolibérale qui remet en question le monopole de l’Etat sur les entreprises publiques déficitaires, innovations technologiques et exigences de nouvelles compétences avec leur impact sur le marché de l’emploi.

Cette réalité problématique est censée remettre en question des avantages acquis, aller à l’encontre du droit à un travail décent ainsi qu’au penchant légitime du travailleur en faveur de salaires plus élevés, d’une moindre pénibilité et d’un temps de travail plus court que le progrès de l’efficacité ne peut pas toujours compenser. Autant de raisons pour modérer les élans revendicatifs et l’esprit de contestation des syndicats.

Un syndicat vieux jeu qui mobilise les salariés contre tout et tous

Malgré le changement de contexte politique et face aux difficultés socio-économiques partagées par la collectivité nationale, la stratégie syndicale n’a pas varié d’un pouce.

L’UGTT est restée un syndicat vieux jeu, revendiquant le droit de diriger son affaire à sa façon. Elle s’est lancée dès le départ dans l’application d’une stratégie de mobilisation des salariés contre tout et tous, y compris par les actes de désobéissance civique qui ont besoin de la force motrice et protectrice du syndicat pour se mettre en acte et durer.

La politique à l’encouragement d’incessantes et parfois extravagantes revendications, l’encadrement de l’agitation organisée, le refus de recadrer les employés fautifs, l’indifférence face au comportement des agents du service public engagés dans des actions d’indiscipline collective ou individuelle, avaient rapidement réduit l’UGTT à n’être que le partenaire social d’une concertation bidon.

Or une organisation de travailleurs qui défend de manière responsable chaque catégorie de producteurs à travers la négociation et la persuasion, afin d’accomplir au mieux sa fonction légitime dans le respect des principes des intérêts de la collectivité dans son ensemble, aurait été bien plus adaptée à l’ère du temps.

Ceci étant, les épisodiques bras-de-fer de l’UGTT avec les représentants de l’Etat, et la menace d’un recours, souvent annoncé puis différé, à la grève générale de la fonction publique, pose la question de la pertinence des luttes traditionnelles devenues inopérantes de la part d’un syndicat de plus en plus réfractaire aux modes de régulation d’un capitalisme néolibéral de marché dont nous subissons tous les fâcheuses conséquences.

À toute organisation correspond un mode d’action propre. Désormais intransigeante, absolue dans ses fins, l’UGTT mène résolument son action en dehors des formes démocratiques. De plus en plus, ses adhérents mécontents agissent par eux-mêmes et pour eux-mêmes, c’est la formule de l’action directe. L’UGTT ne demande rien à l’Etat parce qu’elle est devenue l’Etat et les lois. Quant aux institutions et leurs représentants, ils ne lui inspirent qu’un profond dédain.

Immaturité de la gente politique et décomposition démocratique

Il faut reconnaître cependant que l’action syndicale n’avait atteint ce degré d’impertinence que parce qu’elle a su profiter largement de la fragilité du gouvernement, de la pitoyable représentation nationale, de la médiocrité si ce n’est la bassesse des partis politiques. Aussi, ses actions restent non seulement extraparlementaires, mais certains députés s’étaient joints aux manifestants pour régler des comptes avec le gouvernement en dehors de l’hémicycle.

Rappelez-vous le spectacle affligeant de ces représentants de partis politiques, faiseurs de lois, tous unis, répétant côte à côte devant l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) les slogans «révolutionnaires» des syndicalistes ! En cela ils ne font que hâter la décomposition démocratique.

Face aux incontestables difficultés d’existence qui touchent chaque jour davantage de larges franges de la société, la colère n’arrête pas de s’amplifier face à l’immaturité de la gente politique et la courte vue des pouvoirs publics, et n’arrive même plus à s’exprimer à travers les partis politiques qui ne représentent plus rien. Ne reste plus alors que l’UGTT pour parler vrai, dénoncer la fracture sociale, canaliser le mécontentement social en dépit parfois de la réalité concrète. Consciente de son pouvoir de porte-parole du malaise général, elle fait désormais office de quatrième pouvoir. Le mode d’expression pour trouver une solution n’est plus ainsi dans la négociation, mais par la grève ou la rue.

Dans une démocratie ce n’est jamais d’un cœur léger qu’un syndicat décrète la grève. Le dialogue est toujours préférable à l’affrontement. Or entre l’UGTT et les représentants de l’Etat, les conversations à tâtons, calmes et amicales, les entretiens entamés avec la volonté de dépasser les différents et aboutir à des solutions acceptables pour toutes les parties en présence pour éviter l’horrible cauchemar de la grève, furent peine perdue. En fait, la décision était déjà prise dès le premier préavis rendant superflus ces nombreux dialogues noués sans aboutir, entamés puis interrompus, perpétuellement conduits, repris, relancés, et qui n’étaient en fait qu’un dialogue de sourds entre points de vue irréductibles. Alors place fut faite à l’action qui vaut tous les dialogues engagés.

M. Taboubi en lutte ouverte contre le gouvernement

L’UGTT aux yeux de son secrétaire général, Noureddine Taboubi, n’est pas un gouvernement ayant un pouvoir quelconque d’autorité. Elle ne peut avoir qu’un rôle administratif. Elle reçoit l’impulsion de la base, toujours en éveil, qu’elle transmet aux instances dirigeantes pour exécution, et c’est la grève.

La même tactique prévaudra dans ses relations avec le patronat. Dans la mesure où les rapports de classes sont des rapports de force, c’est la guerre et non la paix qu’il faut engager. Arbitrages, commissions mixtes et conventions collectives ne sont bons qu’à briser l’élan de la classe ouvrière. Il y a un droit ouvrier et un droit patronal qui sont également irréductibles entre eux, et là aussi c’est la grève qui pointe à l’horizon; une action extrêmement dommageables pour la marche des affaires, qui assurera le triomphe des salariés pour qui elle reste l’acte type de la lutte de classe.

Aujourd’hui, c’est à M. Taboubi, en lutte ouverte contre le gouvernement, qu’il appartient de guider l’’élan revendicatif, d’user de la politique du pire. La nature ayant horreur du vide, il est devenu le représentant d’un syndicalisme révolutionnaire qui prétend doter les salariés d’une organisation spécifiquement différente de celle d’un pays qui se prétend démocratique où personne n’est dans son rôle et dont les institutions se sont avérés incapables de redresser la situation désastreuse de la société.

Résultat, l’UGTT n’a pas cessé de se mêler de vastes questions de politique générale, à propos desquelles la plupart de ceux qu’elle représente n’ont aucun avis, ou sont divisés en fonction de leurs affinités partisanes.

Même si elle n’est nullement outillée pour ça, l’UGTT, qui se limite aujourd’hui à élaborer des revendications face au monde des employeurs, résiste difficilement à la pulsion irrésistible de se transformer en une organisation avec les prétentions en matière de pouvoir exécutif, et qui se verra confier de nouvelles responsabilités en matière de production, de répartition et de réorganisation sociale.

Le danger aujourd’hui n’est ni à Carthage, comme le croit Youssef Chahed, ni à Montplaisir, comme le croit la gauche, ni à la Place Mohamed Ali, siège de l’UGTT, comme le croit le gouvernement et l’Utica, il est dans l’absence d’unité, dans le droit qu’a chacun de tirer de son côté, à commencer par les trois pouvoirs, dans la mise en poussière des esprits, dans l’anarchie des volontés. Le danger est sur nos têtes et sous nos pieds et tout le monde s’en moque.

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