Accueil » Tunisie : Crise aiguë de l’autorité dans l’enseignement secondaire

Tunisie : Crise aiguë de l’autorité dans l’enseignement secondaire

Des élèves manifestent contre le boycott des examens par les enseignants.

Avec le conflit opposant les enseignants du secondaire au ministère de l’Education à propos de nouvelles augmentations salariales, la Tunisie passe sans transition du monolithisme de la dictature où tous les problèmes étaient étouffés à une démocratie anarchique, de conflits et de violences.

Par Jamila Ben Mustapha *

Dans cet article, nous aborderons le conflit en cours entre le ministère de l’Education nationale et le Syndicat de l’enseignement secondaire uniquement du point de vue de la façon dont il est vécu du côté des élèves. Pour ce faire, nous nous appuierons sur les réactions concrètes de ces derniers au boycott de leurs examens par les professeurs, à partir du lundi 26 novembre 2018.

Des protestations revêtant l’aspect de chantages

Sur le plan politique comme social, les adolescents sont très mal préparés à vivre ce genre de situation : deux régimes dictatoriaux qui se sont succédé depuis un demi-siècle ont eu pour résultat de conditionner les diverses générations de Tunisiens à l’obéissance à l’autorité, et a fortiori, chaque élève au respect de l’enseignant perçu comme modèle, même si dans les faits et de façon individuelle, les rébellions contre ce dernier, justifiées ou injustifiées, n’ont jamais manqué et ceci est tout à fait normal, vu les difficultés qui caractérisent la relation pédagogique.

Par ailleurs, le contexte dans lequel les jeunes évoluent, n’est autre qu’une société restée traditionnelle, et donc exigeant d’eux aussi de se soumettre aux ordres des adultes, qu’ils soient parents ou enseignants.

Or, voilà que depuis l’année dernière déjà avec la rétention des notes, et cette année avec le boycott actuel des examens par les enseignants – formes de protestations revêtant l’aspect de chantages et qui posent sérieusement problème, contrairement au droit de grève reconnu par la Constitution –, les élèves voient se développer sous leurs yeux le spectacle d’une confrontation entre diverses parties adultes : les professeurs soutenus par leur syndicat d’un côté, et le ministère de l’Education, de l’autre.

C’est désormais l’élève qui demande à l’enseignant de travailler

Cette querelle entre «grands» qui perdure n’est pas sans les déstabiliser à plus d’un titre : on assiste, en effet, à un retournement de situation ou ce n’est pas l’enseignant qui demande aux élèves de travailler, mais où c’est lui-même qui refuse de le faire en ne voulant pas assurer le déroulement des examens auxquels ces élèves se sont préparés et qu’il tiennent donc à passer.

Ce sont ainsi les jeunes qui appellent au respect des règles habituelles de fonctionnement de l’école, alors qu’ils voient leurs professeurs menacés de sanctions par leur autorité de tutelle à cause de leur manquement à leur devoir professionnel.

Le pire est que la situation actuelle, sur le plan national, reflète la plus grande confusion et ne présente aucune homogénéité : un peu moins du tiers des élèves d’après le ministre de l’Education, 20% seulement d’entre eux d’après le Syndicat de l’enseignement secondaire, ont passé leurs épreuves, contrairement à la majorité qui n’a pas pu le faire.

Ce qui rend cette situation encore plus anarchique, c’est que le même élève a pu passer certaines matières, vu qu’une minorité d’enseignants a refusé de suivre le mot d’ordre du syndicat, mais pas d’autres. Et une conséquence de ce boycott est la désertion des lycées par certains jeunes ne voyant pas l’utilité de s’y rendre pour suivre simplement des cours, à un moment où ils s’attendent uniquement à passer leurs devoirs de synthèse. Bref, la rigueur et la discipline qui étaient censées régler cette institution, sont parties en vrille, ces derniers temps.

Donc et de façon logique, aux dérapages des enseignants ayant pris en otage les élèves qui en étaient conscients, ont répondu ceux des jeunes dans plusieurs régions du pays qui ont revêtu un caractère nettement transgressif, comme cela était prévisible : caillassage des professeurs, actes de vandalisme touchant des lycées où des pneus ont été brûlés, ces actions ayant eu pour conséquence l’intervention de la police, confrontation dont les jeunes se seraient volontiers passés.

La désobéissance des professeurs déclenche celle des élèves

Les supposés «modèles» étant, en effet, en situation de sédition, pourquoi les élèves naturellement et spontanément prêts à s’y trouver et qui subissent le poids de diverses autorités, n’y recourraient-ils pas?

La désobéissance des professeurs au ministère de l’éducation a été ainsi le feu vert qui a supprimé tout contrôle et permis l’explosion des tendances anarchiques des élèves. Tout devenait possible et notamment l’agression physique des enseignants, ce qui est un acte d’une  extrême gravité.

Mais ce qui nous semble découler de tout cela, c’est que de ces déviations juvéniles de comportement, ce sont surtout les adultes – enseignants comme syndicat actuel – qui sont responsables. Les violences des jeunes proviennent d’êtres déboussolés qui voient leur univers précédemment réglé par des repères bien précis, vaciller puisque les évidences tacites ont été remises en question et les certitudes bien enracinées jusque-là, bouleversées.

Et on peut se demander comment se fera le retour à la normale, une fois ces transgressions très préoccupantes dépassées, comment chacune des deux parties arrivera à retrouver son statut de professeur ou d’élève et être de nouveau en adéquation avec lui ? Ce qui est certain, c’est que cela ne pourra se réaliser que difficilement et progressivement.

Ce même phénomène de dissensions devenues publiques, se remarque aussi sur d’autres plans dans notre pays, et notamment au niveau des deux principaux détenteurs du pouvoir politique. Pour les Tunisiens de tous âges, un spectacle jamais vu jusque-là se déroule sous leurs yeux : le conflit ouvert entre le président de la république et celui du gouvernement qu’il veut écarter, et qui se défend à son tour par toutes les armes constitutionnelles et politiques dont il dispose.

Ainsi, dans plus d’un domaine, on est passé en Tunisie du monolithisme de la dictature où tous les problèmes étaient étouffés dans les coulisses, à des conflits déclarés de plusieurs ordres auxquels assistent nos compatriotes ébahis, jeunes et moins jeunes, sur la scène nationale.

* Universitaire et écrivain.

Articles de la même auteure dans Kapitalis : 

Attentat de Tunis : Le drame de la jeunesse pauvre en Tunisie

Masculinité et féminité dans une Tunisie en période de transition

Jeûneurs et non-jeûneurs : L’erreur du ministre Lotfi Brahem

Donnez votre avis

Votre adresse email ne sera pas publique.

error: Contenu protégé !!