D’un assassinat l’autre : Farhat Hached, Mohamed Brahmi, Chokri Belail. Les assassins courent toujours.
Le 5 décembre, l’occasion a été donnée au fils de Farhat Hached de rappeler que le patriote martyr a été victime d’un crime d’État qu’on feint d’ignorer. Comme le génial syndicaliste, assassiné par des colons français en 1952, la Tunisie est aujourd’hui sacrifiée à la realpolitik et tenue par une véritable mafia qui fait rimer corruption, politique et religion.
Par Farhat Othman *
La politique n’a plus ses lettres de noblesse depuis qu’elle a cédé au prétexte fallacieux du principe de réalité; cela y a ôté le moindre soupçon d’éthique, en faisant une simple pratique au service des intérêts au pouvoir, furent-ils ceux de brigands. On l’a vu avec Hitler : même le pire criminel peut arriver à la tête d’un État démocratique au nom de la loi. Car celle-ci, si elle n’obéit pas à l’impératif catégorique de la morale, est non seulement illégale, en plus d’être illégitime, elle est même pur brigandage et crimes que l’asservissement de l’État aux intérêts de qui le contrôle légitime. Il ne reste pas moins un État mafieux. Et la Tunisie, qui l’était sous la dictature, n’a pas encore fini d’en subir les affres; c’est juste le packaging qui a changé, marketing mercantile, aux atours religieux, oblige.
Du drame de Farhat Hached…
Noureddine Hached l’a bien assuré : les preuves ne manquent pas sur la nature de crime d’État de l’assassinat de son père et l’implication du l’État français. Il a même indiqué nominativement les hauts responsables de ce crime maquillé en barbouzerie.
Pourquoi donc la Tunisie n’agit pas pour obtenir officiellement par l’Etat français la reconnaissance de sa responsabilité et la présentation d’excuses officielles pour le moins? C’est parce qu’il est en politique de bas de gamme une loi d’airain faisant que les coquins ont toujours des copains en politique pour faire avec eux la paire.
Cette loi est toujours en vigueur bien que le monde ait changé et nécessite une nouvelle pratique qui soit plus éthique à défaut d’une totale transfiguration du fait politique. On la subit en Tunisie aussi bien pour ne pas divulguer la vérité sur le drame de Farhat Hached que pour taire les tenants et les aboutissants du drame actuel du pays pour lequel il s’est sacrifié sans recherche de nul avantage.
C’est bien ce qu’on a vu avec la supercherie de la révolution tunisienne qui a été de la même nature que celle de la fantomatique organisation de la Main rouge. On a maquillé un coup d’État au service des intérêts géostratégiques et économiques du maître actuel du monde en ce que j’ai qualifié de coup du peuple, une révolution supposée se faire pour satisfaire les attentes populaires à des droits et des libertés. Or, à la veille du huitième anniversaire de cette prétendue révolution, le pays est toujours sous la botte de la dictature, devenue même double, puisque les lois de l’ancien régime sont toujours en place, aggravées par une religiosité rampante qui en augmente les méfaits.
C’est cela pour l’essentiel de drame de la Tunisie qui n’a échappé à la mafia de la famille du dictateur que pour tomber sous celle de la pluralité de dictatures des affairistes, qui sont surtout religieux désormais, les uns et les autres alliés au service d’un même Dieu Mammon, la toute-puissance divinité du capitalislamisme sauvage.
… au drame de la Tunisie
C’est Chawki Tabib, le président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (Inlucc) lui-même qui le dit, instance chargée de l’hydre de la corruption en Tunisie : l’État y est mafieux. Comment ne pas le demeurer lorsque rien n’y a changé quant à l’essentiel, dans les pratiques, les mentalités et surtout les lois les plus sensibles, celles qui ont un impact sur l’inconscient et l’imaginaire? En effet, celles qu’on adopte ne sont que des plans qu’on tire sur la comète, de la pure théorie ne devant rien changer.
Exemple éloquent de ces hochets juridiques : la loi sur la violence faite aux femmes qui, une année après son adoption, n’a rien modifié à la situation misérable de la femme. On peut citer aussi la plus récente portant sur la déclaration du patrimoine qui ne changera rien pour l’essentiel. De pure forme, de telles lois sont une sorte de cautère sur jambe de bois, simple singerie de ce qui se fait dans des pays ayant des structures démocratiques.
Aussi, les intérêts mafieux ne sont en rien contrés par de tels textes de pure façade. N’oublions donc pas que la mafia n’est plus nécessairement une organisation occulte; elle est plutôt cette coterie de criminels qui gravite en toute légalité, car on sait bien soigner les apparences, autour d’un noyau familial pouvant être un clan partisan, infiltrant la société civile et publique au service des intérêts égoïstes de ses affidés.
C’est le cas aujourd’hui des partis politiques, notamment le premier d’entre eux, celui qui est au pouvoir, qui fait tout pour en profiter à fond. La question des réparations financières agitant le microcosme politique en est la parfaite illustration. Comment peut-on honnêtement réclamer réparation pour une militance censée n’être que du pur patriotisme? Ne sait-on plus se sacrifier pour sa patrie comme l’a fait Farhat? Surtout que le pays, son peuple, donc l’État dans sa globalité et non seulement l’État dans ses institutions, est en totale banqueroute?
Non ! les quémandeurs de réparations n’ont aucune once de patriotisme et doivent se suffire de ce qu’ils ont déjà eu dans de leur razzia sur le pouvoir comme, non pas seulement butin, mais bel et bien rapine légale!
Je le dis avec d’autant plus d’assurance que, parmi tant d’autres, j’ai été victime de l’ancien régime, mais je me suis abstenu — et je ne suis pas le seul — à réclamer réparation, me limitant à exiger juste la justice sous forme de recouvrement de mon droit à servir mon pays. Or, à ce jour, on me le refuse, ayant le handicap de n’être affilié à aucun parti ni ne réclamant des espèces sonnantes et trébuchantes. Un tel patriotisme qui est indépendance déplaît fort et dessert bien évidemment; il est même honni en cette Tunisie où l’on n’aime plus le peuple comme le faisait Farhat, puisqu’on raffole le voler, le brimer quitte à faire durer son calvaire qui ne cesse de s’aggraver.
Sortir de l’État mafieux
Le système mafieux tunisien est d’abord dans cet esprit de solidarité familiale ou clanique, et qui est partisane en termes politiques. Aussi, c’est l’appartenance ou non à la patrie tout entière, en un ensemble uni et solidaire, qui est seule en mesure de s’opposer aux dérives de l’appartenance à un parti en lieu et place de cette patrie, n’unissant donc plus, mais désunissant.
Sortir de l’État mafieux actuel suppose d’y éliminer, tout d’abord, toutes les lois qui divisent et stigmatisent, surtout celles de l’ancien régime, et qui le font avec une fallacieuse bonne conscience, se réclamant à tort de la morale, de la religion. Je me limiterais ici à citer, entre autres textes scélérats, la loi 52 sur le cannabis, symbolique ô combien des turpitudes de la dictature, qui continue toujours, ayant été à peine aménagée, de brimer une jeunesse plus que jamais à la dérive.
C’est pour cela que la loi sur l’égalité successorale est enfin une bonne chose de la part d’un président de la République qui n’a pas tenu sa promesse pour la hideuse loi précitée; elle ne reste pas moins insuffisante. Déjà, elle aurait dû être réalisée dans le cadre de la loi sur les violences faites aux femmes, l’inégalité successorale étant bien la première violence subie par les femmes. Elle est mauvaise aussi par son esprit, ne se faisant pas au nom d’une correcte compréhension de la religion, admettant même que d’aucuns puissent s’y soustraire; ce qui, a contrario, valide la fausse lecture de l’islam qui serait inégalitaire.
Or, c’est cette lecture obsolète de l’islam qui permet à la mafia religieuse de tromper les gens et de recruter des zélotes, autant d’adeptes d’un islam belliqueux et de haine, qui finit terroriste.
Il aurait donc fallu oser dire que l’égalité successorale est d’abord un manifeste pour l’égalité parfaite des croyants, que c’est une question de principe et non de pure technique de répartition du legs. Or, qui pourrait prétendre l’islam contraire à la justice ?
Et c’est une telle méthodologie qui aidera à sortir de l’État mafieux qui use de l’islam comme de ce fameux opium populaire. En effet, au nom de la valeur religieuse précitée, mais aussi de celles des droits et des libertés, l’islam étant venu les consacrer, que d’autres lois scélérates du régime seront en mesure d’être abolies sans tarder pour que l’État cesse d’être mafieux.
Car l’État tunisien restera mafieux tant que ses juges, censés dire la justice, font le contraire, donnant par exemple raison aux criminels, comme ceux de Monastir qui viennent d’agresser, quasiment impunément, un innocent pour cause de son homosexualité. Il le restera aussi tant qu’il continuera également à encourager le trafic d’alcool du fait qu’il en interdit le commerce franc et sans nulle restriction, maintenant en vigueur des circulaires illégales. Et le reste est à l’avenant de lois scélérates constituant le terreau de la contrebande, de la corruption et des abus de toutes sortes, les lois injustes, donnant l’exemple, consolidant le caractère mafieux de l’État.
* Ancien diplomate et écrivain.
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