Avec le projet de constitution qu’il propose au référendum du 25 juillet 2022, le président de la république Kaïs Saïed insère la Tunisie dans une nébuleuse nation arabo-musulmane. Ce subterfuge n’est pour lui qu’une entrée en matière pour «islamiser davantage» une nation qui n’est pas suffisamment musulmane à son goût. Le parti islamiste Ennahdha a tenté ce même passage en force avec la constitution de 2014, mais la société civile vigilante l’en a empêché. Une comparaison avec la constitution de 1959 permet de saisir l’ampleur de la régression à laquelle le locataire du palais de Carthage cherche à soumettre les Tunisien(ne)s.
Par Mounir Chebil *
La constitution de 1959 a énoncé dans son article cinq que «la République tunisienne a pour fondement les principes de l’Etat de droit» qui garantit «les libertés fondamentales et les droits de l’homme dans leur acception universelle globale complémentaire et interdépendante.» Puis, elle a insisté en premier lieu sur la volonté du peuple tunisien à «demeurer fidèle aux valeurs humaines qui constituent le patrimoine commun des peuples attachés à la dignité de l’homme, à la justice et à la liberté et qui œuvrent pour la paix, le progrès.»
Antériorité de la référence aux principes universels
II s’agit là des principes même de l’Etat civil, les libertés et les droits ne pouvant être compris que dans une approche libérale moderne, et dans le cadre de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et de la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.
Le caractère civil de l’Etat dans l’esprit du constituant de 1959 réside aussi dans le fait qu’il n’a fait aucune référence à l’identité arabo musulmane et qu’il n’a pas donné à l’islam une signification qui laisserait entendre qu’il serait le fondement de l’Etat et de son corpus législatif.
Ce n’est qu’au troisième paragraphe de ce même préambule que l’on parle de manière générale de fidélité aux «enseignements de l’islam.» Telle que rédigée, cette assertion se résume au constat d’une réalité incontestable, relevant d’une croyance générale partagée entre la majorité des Tunisiens de confession musulmane. Mais elle n’a pas influé sur le contenu de la constitution et les fondements de l’Etat.
Par ailleurs, l’antériorité de la référence aux principes universels des droits de l’Homme implique que l’interprétation des enseignements de l’islam devrait se faire dans le cadre et dans l’esprit de ces principes qui constituent la philosophie commandant à l’édification d’un Etat civil et moderne.
Toute la constitution de 1959 a été construite autour de la logique de l’Etat civil fondé sur la séparation de l’Etat et de la religion. Ahmed Nemlaghi a écrit dans ce sens : «Les principes qui doivent être consacrés par la constitution doivent être conformes aux normes de base de la société pour laquelle elle s’applique, mais également aux normes internationales consacrées par les instances internationales et auxquelles ont adhéré tous les Etats membres à l’Onu. La constitution de la première République tunisienne, votée en 1959, a consacré ces principes des droits et libertés, conformément aux normes internationales.» (1)
Faire de la charia le référentiel normatif de la société
La constitution de 2014, malgré son orientation salafiste, a au moins déclaré pour la forme dans son article deux que «la Tunisie est un État civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit.» Le principe de l’État civil était donc consacré quand bien même son observance est restée tributaire des rapports de force entre laïcs et islamistes, car cette constitution était équivoque à bien des égards.
En faisant de l’attachement aux enseignements de l’islam une proclamation fondamentale et de l’héritage de la civilisation musulmane une source d’inspiration philosophique et juridique, la constitution de 2014 a caché une intention de faire de la charia le référentiel normatif de la société.
Les constituants de 2014 ont proclamé l’attachement aux valeurs humaines universelles et aux droits de l’Homme dans l’absolu. Seulement, cette formulation ne renseigne en rien sur la réalité des valeurs qui seraient considérées en Tunisie. Cette ambigüité serait source de tensions et d’interprétations diverses. La raison de cette frilosité, c’est que les constituants ne voulaient pas s’encombrer d’un référentiel qui aurait mis ces principes dans le sillage de la modernité de l’Etat, telle que pensée par les fondateurs de la démocratie libérale et de l’État civil basé sur la citoyenneté et la séparation entre le profane et le sacré.
Si la constitution de 2014 a entouré la question de l’État civil d’amalgames, Kaïs Saïed a complètement fermé la porte devant toute velléité d’instaurer un Etat civil. Au contraire, ce que Rached Ghannouchi a insinué en filigrane dans la constitution de 2014 pour traduire sa volonté d’instaurer une République islamique, Kaïs Saïed l’a solennellement consacré dans l’article cinq de son projet constitutionnel. Il y énonce clairement : «La Tunisie est partie de la nation (oumma) musulmane. Il revient exclusivement à l’Etat d’œuvrer à réaliser les finalités (maqassid) de l’islam, à savoir la préservation de la vie, de l’honneur, des biens, de la religion, de la liberté».
Kaïs Saïed au service des Frères musulmans
Cet article a non seulement sapé la notion de l’Etat civil, mais il a assigné en même temps à celui-ci la responsabilité de la préservation de la vie, des biens, de la liberté et de la religion, objectifs dont la teneur sera établie en conformité avec des finalités de l’islam selon la conception de Kaïs Saïed qui s’est avérée plus rétrograde que celle des Frères musulmans qu’il prétend combattre, mais qu’en réalité, il sert bien au-delà de leurs espérances.
En effet, la constitution de 2014 a modéré la proclamation de l’attachement aux enseignements de l’islam en précisant qu’ils sont «caractérisés par l’ouverture et la tolérance, ainsi qu’aux valeurs humaines et aux principes universels et supérieurs des droits de l’Homme.» Bien que cette ouverture et cette tolérance puissent prêter elles mêmes à des interprétations diverses, Kaïs Saïed s’est refusé de s’astreindre à une telle limitation dans l’affirmation des finalités de l’islam.
Par ailleurs, quel intérêt y a-t-il à se référer à une notion qui, depuis quatorze siècles, a été au cœur même des guerres des plus sanguinaires entre musulmans : chaque gouvernant ayant «ses» finalités à la pointe de l’épée.
Certes, dans la nouvelle mouture de la constitution corrigée et amendée, publiée le 8 juillet, Kaïs Saïed a précisé à l’article cinq qu’il revient exclusivement à l’Etat d’œuvrer à assurer, «dans le cadre d’un régime démocratique, les finalités (maqassid) de l’islam». Cet article laisse cependant à penser que la démocratie et les institutions empruntées au système démocratique, ne sont conçues qu’en tant qu’emballage pour un régime fondamentalement islamiste.
Or, la démocratie est un concept qui s’articule autour des valeurs humaines universelles qui ne trouvent leurs sens et leurs portées que dans le cadre d’un État civil fondé sur la séparation du profane et du sacré, ce que l’islamiste Kaïs Saïed récuse.
Cet article cinq «constitue toutefois une porte ouverte à l’introduction de la charia comme fondement du gouvernement et par là même comme source de législation, car qu’est-ce donc que réaliser les finalités de l’islam (maqassid al-islam) sinon soumettre la gestion des affaires de l’Etat et de la société à une condition d’‘‘islamité’’» (2).
En partant du projet de constitution de Kaïs Saïed, toute la législation tunisienne pourrait être bouleversée pour mieux correspondre aux finalités de l’islam telles qu’elles seraient définies par le président de la république, seul ou assisté d’un «clergé».
* Haut fonctionnaire à la retraite.
Notes:
1- Ahmed Nemlaghi, «La constitution de la deuxième République, entrée en vigueur» publié au quotidien tunisien en langue française, Le Temps du 12 février 2014.
2- Salsabil Klibi: «Le projet de constitution proposé au référendum du 25 juillet 2022 : la revanche de la constitution de 1959 ?», Leaders, 2/7/2022.
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