À la veille de la fête d’une république à l’âge vermeil, la plupart de ses dirigeants ayant dépassé la retraite ou étant malades, la Tunisie est livrée à ses monstres, les démons de la politique; n’est-il pas venu le temps de l’en sauver ?
Par Farhat Othman *
Lorsque le vieux monde se meurt et que le nouveau monde tarde à apparaître, dans ce clair-obscur surgissent les monstres. Nous vivons bien en Tunisie ce qu’atteste ici Gramsci légèrement paraphrasé. Ce n’est pas qu’elle manque de jeunes ou d’anges; mais les vieux démons ne leur laissent pas le pouvoir place, s’estimant plus aptes à diriger un pays quand il ne s’agit que d’en profiter, servir leurs intérêts, leur idéologie. Or, comme l’affirmait Hölderlin, poète des temps de détresse, «de la seule intelligence, il n’est jamais rien sorti d’intelligent, de la seule raison, il n’est jamais rien sorti de raisonnable».
Une âme foulée aux pieds
Aujourd’hui, en Tunisie, ni l’intelligence ni la raison ne manquent; toutefois, ce qui est intelligent est déraisonnable et ce qui est raisonnable n’est pas intelligent. C’est bien sa condition à la veille d’une énième célébration d’une fausse République, coquille vidée de ces droits et libertés citoyens donnant sens à la chose de tous qu’est la république, permettant que le peuple ait effectivement le droit de vivre sa vie en toute liberté.
On a pourtant réussi à adopter une constitution moderniste; mais les démons du pays, ces monstres du no man’s land séparant l’ancien régime supposé déchu, du nouveau devant le remplacer, font tout pour qu’elle reste lettre morte. On le voit bien avec le garant des droits et les libertés, la Cour constitutionnelle. Ce qui rappelle le propos désabusé de Hugo dans la ‘‘Légende des siècles’’ : «Quel champ de bataille l’homme : livré à ces Dieux, à ces monstres, nos pensées. Souvent ces belligérants foulent aux pieds notre âme» !
L’âme du peuple est foulée aux pieds par des monstres voraces, n’ayant en vue que leurs vanités; et la Tunisie brûle sur le bûcher qu’allument ses vaniteux. On s’en rendra encore compte avec les festivités du 25 juillet où l’on ne fera rien encore — hélas ! — de ce que tout simplement indiquent, selon la formule de Joseph de Maistre, «la droite raison et le bon sens réunis».
La droite raison
L’âge mûr étant de la raison, elle doit d’être droite en cette fin de vie. Et la république tunisienne a dépassé l’âge humain de la retraite sans être ni raisonnable ni de droite raison. Or, sauf gâtisme ou insanité, cela suppose de dire les choses telles qu’elles sont, reconnaître l’état de vacuité de notre république en ce qui fait son essence.
Chose publique, chose de tous, la res publica n’est pas que cette forme de gouvernement où le pouvoir et la puissance sont détenus par des représentants élus pour un temps et responsables devant leurs électeurs. Une telle définition théorique est trompeuse si elle ne se concrétise pas par des droits et des libertés au quotidien. Et ce n’est pas le rite électoral qui les génère, étant souvent instrumentalisé, via un scrutin sur mesure, pour l’adoubement de professionnels de la politique, démons et monstres nous gouvernant sans nulle responsabilité durant leur mandat, muant, une fois élus, en responsables irresponsables.
La république doit être des citoyens, ensemble de gens communiant dans les mêmes droits et libertés garantissant un vivre-ensemble paisible où est assurée la liberté de chacun tant qu’elle n’empiète ni ne limite celle de son prochain, particulièrement dans sa vie privée. Nulle autorité suprême ne peut interférer en cette liberté souveraine du moment qu’elle est la chose de tous, respectueuse de celle d’autrui. Cette définition de la république citoyenne fait qu’une communauté politique est dite pays libre, démocratie, non ce que nous avons en Tunisie, une daimocratie, pouvoir des daimons (démons) et monstres de la politique.
Le bon sens
Notre république sexagénaire n’est qu’une illusion malgré ce qu’on veut faire accroire, se limitant aux apparences et aux artefacts, car elle n’est pas celle des citoyens privés de l’essentiel de leurs droits et libertés. Si les Tunisiens ne sont plus des sujets, ils sont loin d’être des citoyens. Dans l’antiquité, le terme désignait une personne jouissant du droit de cité, ayant droit de suffrage dans les assemblées publiques. Outre d’être libre par rapport aux esclaves de la cité, elle influait véritablement sur la marche de la vie publique, les élections n’étant pas la pantomime actuelle, ravalée en acte de commerce comme l’illustre le recours à une encre sans utilité avec des listes électorales fiables.
Soixante-trois ans après l’indépendance et huit ans après sa supposée révolution, le Tunisien est loin d’être un citoyen. Il vit dans un État qui ne lui octroie que théoriquement ses droits civils et politiques, pendant nécessaire des devoirs de lui exigés. Le terme citoyen n’a donc que son sens familier d’individu bizarre, adapté à ce clair-obscur d’État prétendu de droit, qui n’est que de similidroit et de non-droit pullulant de monstres.
Aussi le bon sens veut-il qu’on n’ait plus que le choix de l’ouverture d’un front culturel, pour employer l’expression du Sarde, afin d’amener à la primauté des libertés et des droits citoyens. Ce ne sera qu’ainsi que les justes de Tunisie — dont il ne faut désespérer ni de l’éveil ni du réveil — terrasseront l’hégémonie actuelle des faussetés. Cela leur impose de dire le vrai pour convaincre, faire entrer l’éthique dans le sens commun et gagner la bataille pour une république débarrassée de ses démons.
Et si, de ce 25 juillet, le chef du gouvernement se voulant un juste de Tunisie, faisait une nuit du 4 août de la Révolution française ? Pour commencer, par un acte ne dépendant que de son bon vouloir, il abolira les privilèges de la dictature qu’est cette pléthore de circulaires illégales, droit souterrain mettant en échec nombre de libertés et de droits. Car c’est leur absence qui fait se multiplier monstres et démons.
* Ancien diplomate et écrivain.
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