Les résultats préliminaires du 1er tour de la présidentielle anticipée, organisée dimanche 15 septembre 2019, ont donné la victoire à Kais Saied et Nabil Karoui et souligné ainsi l’écart séparant désormais les gouvernants et les gouvernés en Tunisie, sur fond de crise larvée politique, économique et sociale.
Par Kahena Abbes *
Depuis les premières élections présidentielles de 2014, nous avons constaté quelques changements dans la manière de gérer la campagne électorale, aussi bien par les candidats que par les médias.
D’abord, nous avons assisté au retrait des partis politiques qui n’occupent plus le devant de la scène médiatique, même si des candidats comme Youssef Chahed, Abdelfattah Mourou, Mehdi Jomaa et d’autres se sont présentées au 1er tour de la présidentielle anticipée, grâce au soutien de leurs partis respectifs, alors que des personnalités indépendantes, comme Adelakrim Zbidi, ont pu bénéficier d’appuis de certains autres partis, tout en étant aussi convaincantes, ce qui avait été irréalisable en 2014.
Est-ce la fin de la polarisation modernistes-islamistes ?
On évoque de plus en plus le rôle du président de la république et ses fonctions telles que prévues par la constitution tunisienne entre autres celles de déterminer les politiques générales dans les domaines de la défense, des relations étrangères et de la sécurité nationale d’après l’article 77, ce qui constitue une rupture avec l’ambiance politique des élections présidentielles de 2014, caractérisées par une polarisation entre modernistes et islamistes, puisque le débat de l’époque fut focalisé sur des thèmes comme l’identité, la relation entre religion et politique, modernité et islam .
Puis, nous avons observé un processus sélectif au niveau de l’Instance supérieure indépendantes pour les élections (Isie) quant à l’acceptation des dossiers de candidature, dont les trois quarts ont été refusés puisqu’ils n’avaient pas répondu aux exigences légales, le même processus a été adopté par les médias qui ont sollicité les candidats pour des interviews et débats télévisés, afin de faire connaître leur vision politique, de vérifier leur compétence, car les Tunisiens ont payé cher l’incompétence d’une partie de la classe politique dont ils subissent encore les conséquences : chute du dinar, taux élevé du chômage, hausse des prix, par conséquent le critère du choix du futur président doit être la compétence.
Nous avons constaté qu’aussi bien la question sécuritaire que celle relative à l’économie ont été reprises presque par la majorité des candidats, car ils savent qu’elles constituent les préoccupations essentielles de l’opinion publique tunisienne.
Enfin, même si la plupart des candidats ne sont pas favorables à une citoyenneté complète de la femme, par leur refus implicite ou explicite du projet de la loi sur l’égalité de l’héritage, certaines personnalités politiques ont promis la participation des femmes aux prises de décisions politiques.
Le pôle moderniste en charpie
Nous avons aussi remarqué l’absence de toute tentative sérieuse d’unifier le pôle moderniste afin de s’opposer à la montée des islamistes, et de donner le mot d’ordre qui consiste à voter utile, comme ce fût le cas lors des élections présidentielles de 2014.
Cependant, plusieurs candidats ont déjà fait partie du paysage politique tunisien au cours des années précédentes à l’instar d’Abdelfattah Mourou, Abdelkarim Zbidi , Said Aidi , Elyes Fakhfakh, Youssef Chahed, et la question qui se pose, dès lors, est celle de savoir s’il aurait une continuité ou une rupture avec le système politique et économique actuel?
D’abord, il faut noter l’absence de toute référence religieuse explicite dans le discours politique de la plupart des candidats, qu’ils soient islamistes ou modernistes, à l’exception de quelques uns comme Hachemi Hamdi, cependant ce rapprochement ne les a pas empêchés d’adopter différentes stratégies et programmes politiques aussi bien sur le plan social qu’économique. Ils se distinguent aussi par leurs positions vis-à-vis des libertés individuelles, puisqu’ils ont adopté des positions antinomiques.
Ainsi le discours islamiste s’imprègne de plus en plus d’une connotation plus idéologique que religieuse qui se veut anti impérialiste et nationaliste, tente de remettre en question les fondements de l’Etat tunisien après l’indépendance, comme ce fût le discours de Seifedfine Makhlouf.
Ensuite, parmi les programmes proposés, celui de Abdelkarim Zbidi qui consiste à modifier la loi électorale et même le régime politique de l’Etat, pour mettre fin à l’effritement du paysage politique actuel, sa dispersion afin de le réorganiser et de le soumettre à une certaine éthique.
Retour à l’image du leader charismatique
Enfin, nous avons vu que les médias mettre l’accent sur la compétence du prochain président de la république, c’est-à-dire à une mise en place d’une rationalisation de l’institution de la présidence, tout en restant liée à l’image d’un leader charismatique.
Cependant, les résultats préliminaires publiés par l’Isie placent Kais Saied en tête du classement, suivi par Nabil Karoui, puis Abdelfattah Mourou.
Ce qui signifie que l’écart entre gouvernants et gouvernés reste de taille et que la crise politique, économique et sociale a produit ses effets.
De tels résultats nécessitent une longue réflexion, une remise en question de tant de choix politiques, en constatant que les Tunisiens ont opté cette fois-ci pour un vote sanction de toute la classe politique, y compris l’opposition, afin de les obliger à nous proposer un autre discours, une autre vision et un autre profil d’homme politique.
* Avocate et écrivaine.
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