L’alliance berbero-islamiste, qui s’est positionnée comme moteur du «hirak» en Algérie pendant un an depuis son déclenchement en février 2000, a du plomb dans l’aile. Privilégiant l’agitation de rue et les marches, elle est au bord du divorce, rattrapée par ses querelles idéologiques insolvables.
Par Hassen Zenati
Au premier coup de vent, elle s’est couchée par terre, face contre le sol. La fragile alliance berbero-islamiste, à l’origine du déclenchement du «hirak» algérien il y a un an, au nom du vieil adage selon lequel : «L’ennemi de mon ennemi est mon ami», est en train de se déliter au rythme de la reprise en main du pays par les autorités, qui ont décidé de jouer la réforme contre la révolte.
La visite impromptue à son domicile de trois figures du «hirak», à une icône du Front islamique du salut (FIS) des années 1990, Ali Benhadj, surnommé le «Savonarole algérien», partisan pur et dur d’un «Etat islamique» dans le cadre de la «vaste oumma islamya» (nation musulmane), a fait brutalement remonter à la surface d’anciennes virulentes polémiques sur la place et le rôle de l’islam politique en Algérie et au Maghreb, alors que les berbéristes, repliés sur leur pré-carré montagneux, travaillent depuis des années à la constitution en Kabylie, aux portes d’Alger, d’une entité autonome, calquée sur la Catalogne d’Espagne, d’inspiration laïque, tournée vers l’Europe, séparatiste par destination. Islamistes et berbéristes, c’est l’eau et le feu, commente-t-on à Alger. Aucun risque qu’ils se marient un jour.
Les rencontres entre les «frères ennemis»
Officiellement, les trois têtes d’affiche du «hirak» : l’avocat Mustapha Bouchachi, ancien député du Front des forces socialistes (FFS – fondé par le dirigeant historique Hocine Aït Ahmed), le commandant Lakhdar Bouregâa, officier de la Wilaya IV (Kabylie) durant la guerre de libération nationale, et Samir Benlarbi, activiste de la mouvance islamique, se seraient déplacés auprès de l’imam islamiste, redoutable prédicateur en faveur de la chariâ islamia (loi islamique), auteur de plusieurs brûlots contre la démocratie, l’Occident et l’émancipation des femmes, pour lui apporter leur soutien à la suite d’une décision des autorités lui interdisant de prendre la parole dans les mosquées, dont il a toujours su faire des tribunes politiques.
La visite n’est pas passée inaperçue. D’autant qu’elle s’est accompagnée de la diffusion par les réseaux sociaux d’une vidéo montrant une rencontre en Europe d’un dirigeant du mouvement islamiste Rachad, fondé par l’ancien diplomate de second rang, Larbi Zitout, avec l’ancien secrétaire national du Parti communiste algérien (PCA – dissous), Sadik Hadjerès, proche des berbéristes. La rencontre entre les deux «frères ennemis» a vite éveillé les soupçons sur une éventuelle coordination entre les deux mouvances, qui vouent aux autorités actuelles, qualifiées d’illégitimes, une haine inexpiable.
Cette haine remonte pour les berbéristes aux débuts de l’indépendance en 1962, et pour les islamistes aux années 1990, lorsque l’armée s’est chargée de mettre un coup d’arrêt à leur tentative de prise du pouvoir au nom de la chariâ islamia. «Pour elle (chariâ) nous vivrons, pour elle nous mourrons et avec elle nous rencontrerons Dieu», proclamaient-il dans des manifestations bruyantes monstres, qui ont fini par hérisser le haut-commandement militaire.
Ils étaient approuvés par un groupe d’intellectuels algériens vivant en Europe, inspirés par la théorie du «chaos créateur» des néo-conservateurs américains, qui soutenaient qu’un pouvoir islamiste ne serait au pire qu’une «régression féconde» sans lendemain, mais qui permettrait tôt ou tard de trouver les voies démocratiques.
Des courants idéologiques qui ne doivent pas s’exclure
L’un des chefs de file de cette tendance, le sociologue Lahouari Addi, ancien professeur à l’université de Lyon, vient de réaffirmer que «la société contient plusieurs courants idéologiques qui ne doivent pas s’exclure, même s’ils doivent s’opposer pacifiquement sur le terrain électoral pour laisser les électeurs décider à qui confier la majorité parlementaire. (…) Les islamistes sont un courant d’opinion dans la société et il n’est pas question de les exclure du champ politique».
Les démocrates du «hirak» ont beau jeu pour leur part de rappeler qu’en 1933, Adolphe Hitler avait conquis le pouvoir par les urnes en Allemagne avant d’y installer la dictature nazie.
Alertés par la démarche incongrue, qui a jeté le trouble parmi les «marcheurs» pris de court, les autres composantes du «hirak», en particulier celles se réclamant d’un Etat national et de la démocratie, ont sèchement manifesté leur désapprobation, leur indignation et leur colère dans plusieurs communiqués mettant en garde contre la récupération du mouvement de la rue par cette «alliance contre-nature», aux antipodes de ses revendications initiales d’établissement d’une «Algérie libre et démocratique» et d’une «dawla madania, machi askaria» (Etat civil et non militaire). Ainsi, il n’a pas fallu longtemps pour que les contradictions qui minaient le «hirak» de l’intérieur s’exposent au grand jour, annonçant un divorce imminent et l’explosion à terme du mouvement qui n’est pas parvenu à se renouveler.
Abdelmadjid Tebboune à la manœuvre
Pour les autorités, qui comptaient sur ces dissensions prévisibles, c’est une aubaine. Elles entendent en profiter en tentant de prendre de vitesse les plus radicaux du mouvement de la rue, qui bien qu’affaibli, continue à se manifester deux fois par semaine, les mardi et vendredi, et affirme vouloir poursuivre ses marches. «Ouallah marana habsine» (Nous jurons par Dieu que nous n’arrêterons pas).
Regroupé autour d’un président Abdelmadjid Tebboune, fraîchement élu le 12 décembre 2019, le pouvoir a depuis son installation été adoubé sur la scène internationale par un ballet diplomatique inhabituel à Alger (dont la visite d’Etat de Kaïs Saïed), une visite du président à Berlin, une participation au dernier sommet de l’Union Africaine (UA) et une visite d’état en Arabie Saoudite.
Fort de cette reconnaissance, il s’emploie à mettre les bouchées doubles pour étêter l’administration de ses cadres désavoués par le «hirak», qui avaient été placés à des postes stratégiques par le président déchu Abdelaziz Bouteflika, doter le pays d’une nouvelle Constitution redistribuant les compétences entre les deux têtes de l’exécutif, réhabiliter les instances de contrôle de l’Etat (Cour des comptes, Cour constitutionnelle), donner de l’oxygène à un Parlement réduit à une fonction d’enregistrement pendant vingt ans sous la présidence précédente, rendre son indépendance au pouvoir judiciaire étouffé et relancer l’économie dans les conditions très difficiles de la chute inattendue du prix des hydrocarbures dans le sillage de la pandémie du coronavirus. En attendant la mise en place d’un nouveau modèle de croissance diversifiée, rendant leur liberté aux entreprises, tourné vers l’exportation, axé sur l’agriculture, le tourisme, l’économe de la connaissance, l’économie numérique et les technologies de l’information et de la communication, selon les promesses présidentielles.
La première mouture de la nouvelle Loi Fondamentale doit être prête mi-mars, selon l’information officielle. Le texte définitif devrait entrer en vigueur l’été prochain. Sa publication sera suivie de la dissolution du Parlement et des Assemblées communales et régionales et la tenue dans la foulée de nouvelles élections générales et locales avant la fin de l’année.
Dans l’intervalle, les partis politiques secoués par une année d’instabilité et de contestation sans précédent, sont appelés à se réorganiser sur une base démocratique, notamment par l’élection de leurs dirigeants à tous les niveaux, pour participer aux prochains scrutins. C’est dans ce cadre que le «hirak» devrait s’insérer, selon les autorités, pour participer à l’avènement de «l’Algérie nouvelle» voulue par le président Tebboune. Il s’est engagé aussi lors de sa prestation de serment, à répondre à toutes les revendications du «hirak» et à en faire son affaire, dans le cadre d’un nouveau paysage politique démocratisé, épuré de ses radicaux.
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