L’été approche, la séance unique aidant, et la somnolence gagnant de proche en proche toute la société, il ne se passera rien avant la fin de l’année. À cette date, l’effondrement des économies partenaires aura atteint son acmé et se traduira par des effets dévastateurs sur les activités exportatrices tunisiennes, révélant, si besoin était, l’insanité et le non-sens de cette «extraversion» folle de notre économie.
Par Hadi Sraieb *
Suite à la crise générale induite par la pandémie du coronavirus (Covid-19), une interrogation quelque peu lancinante traverse nos esprits : de quoi sera fait demain ? Pour une fraction de la société, le désir s’accroche à «un retour à la normale et à la reprise de la marche en avant». Pour une autre fraction, l’espoir réside dans «rien ne sera plus comme avant, et un changement profond du vivre ensemble est désormais à l’ordre du jour». Bien malin qui pourrait trancher dans ces opinions fugaces !
Trop de questionnements et de problèmes demeurent irrésolus qui empêchent de dessiner les contours d’une nouvelle perspective. Comme dans toute situation critique, illisible et périlleuse de surcroît, l’heure est à sauver ce qui peut l’être encore, à éviter de nouveaux drames en cascade, à panser les plaies !
Mus par la seule force de la nécessité
Le gouvernement Elyès Fakhfakh et sa majorité hétéroclite et versatile sont à la manœuvre. Un pilotage à vue qui emprunte mimétiquement des solutions mises en œuvre ailleurs, mais sans les moyens correspondants, ni même le discours adéquat qui sied en la circonstance.
Le gouvernement égrène des décrets, les uns derrière les autres, et se contente de courtes et laconiques apparitions dans les médias.
Sidérées par cette situation inédite, les autorités ont un mal fou à cacher leur désarroi, leur tâtonnement, leur hésitation. On le serait à moins à observer les gesticulations indécentes d’élus nombrilistes et haineux à souhait, entretenant une cacophonie ordurière et sordide… outrances obscènes et hideuses d’une autre époque et qui ne sont d’aucuns secours pour ce gouvernement et son administration centrale aux abois, encore et sûrement pour quelque temps !
On peut toujours imaginer un monde meilleur, tirer des traits sur la comète, cela ne mange pas de pain !
Sans une puissante et ardente mobilisation de la société civile, adossée à ses prolongements politiques, sans une sorte de nouvel élan populaire qui pourrait faire bouger les lignes, il y a peu de chance que l’horizon s’éclaircisse ! Si tout le long de cette dernière décennie, la situation a été peu enviable, elle est désormais intenable ! Aussi ce n’est donc pas l’utilité (l’intérêt général) qui décidera des choix de cette majorité inconsistante velléitaire et vénale, mais bien la force de la nécessité, la force de nouvelles exigences !
Il va sans dire que tout cela n’ira pas de soi et que toute solution n’émergera qu’à la suite de réelles confrontations et au final d’un rapport des forces. Reste, il est vrai que l’on aura toujours le droit de rêver !
Le rêve de l’industrie 4.0 et du «Green Deal»
Certains imaginent une Tunisie de la révolution industrielle 4.0 autour des filières de l’intelligence artificielle et de la robotique dont l’excellence viendrait d’un enseignement supérieur performant et de qualité.
D’autres entrevoient une Tunisie verte réorganisée autour d’un «Green Deal» permettant de relâcher la contrainte du stress hydrique, de revitaliser des terres appauvries, et de redonner une sécurité alimentaire autour d’une bio-agriculture, des énergies nouvelles et de leurs industries dérivées.
D’autres encore, moins rêveurs mais adeptes inconditionnels de la globalisation, veulent saisir les opportunités de relocalisation, qui ne vont pas manquer de se présenter suite aux difficultés multiples vécues par les économies européennes et résultant d’une trop forte dépendance vis-à-vis des pays asiatiques.
Les uns misent sur une insertion plus fructueuse et plus durable au sein d’une division internationale du travail en pleine mutation. Les autres cherchent à sortir de la subordination trop étroite d’une hyper-mondialisation toujours plus brutale, cynique, et implacable.
Mais de tout cela il est encore très peu question dans les sphères officielles et plus largement dans les différents cercles intellectuels. La pandémie et ses effets tragiques ne semblent pas être venus à bout, ni même avoir entamé les convictions profondément ancrées des élites dirigeantes.
Imperturbables, alors qu’elles ont largement été renouvelées, ces élites distillent le même discours, le même plaidoyer, à quelques variations près, que celui déjà en vigueur depuis plus d’un quart de siècle. Un discours développementiste éculé, défraîchi à force d’être ressassé, mais toujours sans le moindre résultat probant.
Si l’on peut s’accorder pour dire qu’il y a bien eu un changement de régime politique, il n’y a eu, à ce jour, aucun changement du mode d’organisation économique et social de la société. Pas la moindre nouveauté programmatique, pas plus que la moindre bifurcation dans la conduite de la politique économique ! Bien au contraire la confirmation d’une trajectoire renouvelée qu’il convient de gérer au mieux quitte à l’améliorer ici et là mais sans toucher à ses fondamentaux (principes fondateurs néo-libéraux).
En finir avec une croissance appauvrissante et «exclusive»
Tout se passe comme s’il s’agissait d’assurer une croissance plus soutenue, animée et impulsée par un secteur privé conquérant et performant, pour peu que de nouvelles sources de financement lui soient accordées. On a là en condensé, l’idéal et ses miasmes confondus. Une croissance en réalité appauvrissante ou pour le moins «exclusive», dévolue à un secteur privé bien trop fragile (structurellement sous capitalisé), avide de crédits renouvelés (95% du PIB et 14% de dettes irrécouvrables) (1), de largesses fiscales redoublées (3% du PIB), et peu soucieux de son empreinte écologique. Nul besoin de rappeler la place du secteur privé (confusion savamment entretenue entre grands groupes et petites entreprises), mais de là à en faire le vecteur exclusif et décisif d’une nouvelle séquence, il y a un pas que l’on ne saurait franchir.
Sans véritables champions nationaux y compris publics des «biens communs», c’est pure illusion !
Sans doute faut-il enfoncer le clou ! La crise sanitaire a fini par dévoiler au grand jour l’immensité du drame social, constamment refoulé, mais surtout minimisé et nié par les gouvernements successifs et une presse déférente et complaisante : un sous-emploi massif ravagé par une précarisation grandissante. Des services publics délabrés quasi moribonds. Une perspective d’avenir sombre et désespérante pour des centaines de milliers de jeunes primo-demandeurs d’emploi ou en tout début d’activité, qui, pour une part d’entre-eux, n’envisagent leur devenir quand quittant le pays !
Cette perspective de développement est en échec total.
Le «parapluie» de l’aide extérieure pour combien de temps ?
Seule lueur d’espoir pour les élites dirigeantes et les couches sociales qui le soutiennent, l’avènement d’une nouvelle «aide» internationale conséquente. Une aide qui viendrait desserrer quelque peu le carcan dans lequel l’Etat et ses politiques inchangées, depuis des lustres, se sont laissé enfermer.
Le pari osé mais inavoué de ces élites est que l’Occident et ses institutions ne peuvent renoncer, au vu du contexte géopolitique régional, à les secourir et les assister tant les risques de déstabilisation et les conséquences de troubles incontrôlables qui s’y rattachent sont grands. Il y a donc tout le lieu d’affirmer qu’une nouvelle facilité élargie de crédit (FEC) du FMI devrait être accordée. Le «parapluie» du FMI donnerait ainsi le feu vert aux autres institutions permettant l’ouverture de nouvelles lignes multilatérales comme bilatérales de crédit. Une bouffée d’oxygène, sans nul doute !
Un répit mais pour combien de temps ?
L’été, la séance unique aidant, et la somnolence gagnant de proche en proche toute la société, il ne se passera rien avant la fin de l’année. À cette date, l’effondrement des économies partenaires aura atteint son acmé et se traduira par des effets dévastateurs sur les activités exportatrices, révélant, si besoin était, l’insanité et le non-sens de cette «extraversion» folle de notre économie. Le recul des recettes en devises va par ricochet aggraver la position extérieure du pays. Une dynamique pernicieuse d’enferment sans issue !
Le pays est, pour ainsi dire, virtuellement en banqueroute, sans que pour autant une prise de conscience aiguë et claire ne s’en fasse l’écho. Alors provisoirement faut-il rappeler les paroles de Machiavel : «Jamais les hommes ne font si bien que par nécessité; mais là où chacun, pour ainsi dire, est libre d’agir à son gré et de s’adonner à la licence, la confusion et le désordre ne tardent pas à se manifester de toutes parts ».
* Docteur d’Etat en économie du développement.
Note :
1- Voir le rapport de la BCT-2018 (paru en juin 2019) : dettes des autres agents économiques non financiers 94,7% du PIB.
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