La liberté des élections ne se décrète pas. Elle se vérifie sur le terrain, c’est-à-dire dans la pratique politique. Elle peut ou doit être garantie par des règles de droit notamment constitutionnelles. Mais elle doit aussi être exercée par toutes les forces politiques librement constituées par les populations. Les élections ne peuvent donc pas être libres si le terrain et les conditions dans lesquels elles sont organisées ne sont pas préparés pour qu’elles soient libres, comme c’est le cas en Algérie.
Par Madjid Benchikh *
Comme chaque fois qu’ils veulent donner un vernis démocratique au système politique autoritaire qu’ils cherchent à conforter ou à sauvegarder, les dirigeants algériens appellent à des élections dont ils promettent, à longueur de discours, qu’elles seront des élections «libres et honnêtes», comme l’édictent de nombreuses résolutions de l’assemblée générale des Nations unies. Peu importe pour eux que les élections n’ont jamais servi à poser et encore moins à contribuer à régler les problèmes des populations. Tous ceux qui observent ou analysent objectivement la scène politique voient bien que les élections en Algérie servent plus à ajuster les avantages des clientèles et les rapports de force au sein du système qu’à créer des institutions capables de répondre aux aspirations des citoyennes et des citoyens.
Les dégâts occasionnés par ce refus de faire droit à l’expression du libre choix des Algériennes et des Algériens sont connus depuis longtemps. L’illégitimité du pouvoir politique, installé par le commandement militaire depuis 1962, n’a pas cessé de se détériorer. La gestion des ressources du pays par des institutions sans représentativité a favorisé la prédation et la corruption au profit de petits groupes constitués autour des dirigeants alors que de larges couches populaires sont en difficultés et de plus en plus marginalisées. La jeunesse algérienne n’avait ainsi d’autres choix que l’émeute ou la fuite vers l’étranger.
Le peuple rejette un système politique militarisé
Le soulèvement du peuple algérien à partir de février 2019 a mis à nu ce système en montrant que, derrière les discours et les constitutions d’apparences démocratiques, il y a des institutions contrôlées par le pouvoir. C’est pourquoi le peuple clame, partout dans le pays depuis février 2019, qu’il rejette ce système politique militarisé et veut un Etat de droit, démocratique et social.
Alors que les dirigeants du système persistent dans le déni de la réalité et présentent même la répression et les arrestations arbitraires comme une défense des libertés et de la stabilité du pays, le peuple ne cesse de montrer qu’il sait ce que doivent être les élections libres et honnêtes. Les Algériennes et les Algériens savent que la liberté des élections exige le respect des libertés démocratiques, dont l’honnêteté ne peut être assurée que s’ils participent à leur organisation en éliminant les mécanismes de contrôle et de manipulation qui les pervertissent. C’est pourquoi le peuple a décidé de recourir au boycott d’élections organisées par un système qu’il rejette.
La liberté des élections ne se décrète pas. Elle se vérifie sur le terrain, c’est-à-dire dans la pratique politique. Elle peut ou doit être garantie par des règles de droit notamment constitutionnelles. Mais elle doit aussi être exercée par toutes les forces politiques librement constituées par les populations. Les élections sont, de ce point de vue, un moment de vie démocratique qui vérifie l’existence effective, sur le terrain, de la représentativité des forces qui concourent aux élections pour traduire les aspirations des populations. Les élections ne peuvent donc pas être libres si le terrain et les conditions dans lesquels elles sont organisées ne sont pas préparés pour qu’elles soient libres.
C’est dire qu’il n’y a pas d’élections libres sans l’existence de ce que l’on peut appeler un tissu démocratique dans le pays, notamment avec des partis, des syndicats et des associations autonomes et représentatifs, et l’existence de débats contradictoires menés dans le respect des droits humains et des libertés démocratiques.
L’honnêteté des élections est évidemment liée à leur liberté, mais elle la prolonge sur d’autres terrains en particulier en ce qui concerne le contrôle de leur organisation. Pour établir l’existence d’élections libres et honnêtes, il est indispensable de vérifier qu’elles se déroulent dans le cadre démocratique ainsi défini.
Les élections en Algérie ne concernent que les gens du pouvoir et leurs clientèles
Si l’on se fie aux discours des dirigeants, les élections algériennes se déroulent toujours dans le respect des libertés démocratiques même sous l’égide du parti unique. Les discours gouvernementaux sur ce sujet sont encore plus emphatiques depuis la reconnaissance, toute formelle, par la Constitution de février 1989, du multipartisme et du pluralisme associatif et syndical. Mais les Algériennes et les Algériens vérifient, sur le terrain, non seulement l’absence de représentativité des partis et de toutes les organisations qui appuient le pouvoir politique mais également leur soumission aux dirigeants les plus en vue.
Tout se passe comme si les élus sont plus au service des détenteurs du pouvoir et de ses clientèles que des citoyens. Du point de vue des citoyens, les élus et les partis ou organismes auxquels ils sont affiliés sont discrédités et ne peuvent en aucun cas jouer le rôle d’intermédiation indispensable pour un fonctionnement normal du corps social. Ils peuvent encore moins être des porte-parole des aspirations des citoyens. Tout se passe comme si, pour les citoyens, les élections sont une affaire qui ne concerne que les gens du pouvoir et leurs proches.
En fait, l’absence de représentativité des partis est étroitement liée à la nature autoritaire du système politique. Dans ce système, intronisé en 1962 et consolidé depuis, le pouvoir est détenu et contrôlé par le commandement militaire. C’est le commandement militaire qui, depuis 1963, a choisi tous les chefs de l’Etat sans aucune exception, et les a fait élire au premier tour de l’élection présidentielle. Or, dans ce système, le chef de l’Etat est la pièce maîtresse qui permet, compte tenu des pouvoirs qui lui sont octroyés, le contrôle de toutes les administrations et de ce que l’on peut appeler le fonctionnement officiel de l’Etat et du pays. Il en résulte que, tant que ce système politico-administratif fonctionne, les résultats des élections seront dans le sens décidé par les tenants du système. Les administrations jouent, en quelque sorte, le rôle d’exécuteurs secondaires des orientations des décideurs et contribuent ainsi à faire des institutions de l’Etat des instruments qui répriment les citoyens au lieu de les servir.
Un système étroitement surveillé par un organisme politico-militaire
Le système politique en Algérie affiche un multipartisme contrôlé qui peut faire illusion. Il peut même permettre l’existence de quelques partis et associations dotés d’une relative autonomie qui, au milieu de nombreuses difficultés, dans des périmètres limités et définis, peuvent énoncer des critiques contre les gouvernants. Ceux-ci se prévalent de cette marge laissée à l’opposition pour arguer de leur respect des libertés démocratiques. Mais, en réalité, la plupart des partis, de nombreuses associations et des syndicats sont créés et fonctionnent sous la surveillance étroite d’un organisme politico-militaire qui dépend du commandement militaire.
En fait, cet organisme, d’abord appelé «Sécurité militaire», a connu, sous des noms divers, des développements considérables. Doté officiellement de prérogatives diverses en matière de police et de sécurité intérieure et extérieure, cet organisme joue aussi le rôle d’une institution de contrôle de la vie politique, économique et sociale du pays. Il est à la fois l’œil qui surveille et renseigne et l’aiguillon qui incite et oriente. Comme ce type d’activité ne peut pas être conforme à la Constitution, l’existence même d’un contrôle de la vie politique ne peut pas être reconnue et assumée. Cette situation ouvre ainsi la voie au travail de l’ombre et aux manipulations qui pervertissent toute la vie politique et rendent inopérantes les dispositions constitutionnelles et législatives. Aucune élection ne peut dans ces conditions exprimer les aspirations des populations.
Les instruments démocratiques, développés dans la Constitution et vantés dans les discours, ne sont qu’une façade qui s’écroule lorsque les dirigeants sentent que la mobilisation populaire, ou tout autre événement, menacent l’existence du système. Le commandement militaire intervient alors directement sur la scène politique pour annuler les élections et démettre ceux qui, chefs d’Etat ou autres, s’opposent à sa vision de la stabilité et de l’intérêt du pays. C’est ce type d’intervention qui caractérise, aujourd’hui encore, l’exercice du pouvoir.
Les dirigeants préfèrent «convaincre» par la peur
La situation actuelle du pays est marquée par l’irruption d’un soulèvement populaire fort qui mobilise largement contre le système politique militarisé et pour un Etat de droit, civil et démocratique. Les dirigeants croient pouvoir faire illusion avec le recours aux élections. Mais chacun peut observer qu’aucune des conditions élémentaires qu’exige la notion de liberté des élections n’est actuellement remplie. Les médias sont contrôlés ou verrouillés et aucun débat contradictoire n’est organisé. La justice continue de fonctionner avec des ordres «donnés par téléphone», comme on dit en Algérie. Plus encore, les manifestations pacifiques en faveur de l’Etat de droit et de la démocratie sont réprimées et de nombreux militants ou soutiens du mouvement populaire sont arbitrairement arrêtés chaque semaine. Tout se passe comme si les dirigeants ont décidé de «convaincre» par la peur. Comment dès lors parler d’élections libres !
Dans une telle situation, on ne peut pas non plus espérer que des élections honnêtes puissent être organisées. Pas plus que leur liberté, l’honnêteté des élections ne se décrète pas. Elle se vérifie, au contraire, sur le terrain dans tout ce qui a trait à l’organisation du scrutin. Comme le peuple manifeste clairement sa défiance à l’égard du système et de ses dirigeants, tout ce qui relève de l’organisation du scrutin ne peut pas désormais être conduit sous l’égide de ce système rejeté. Il en résulte que le découpage des circonscriptions, l’établissement, la vérification et la publication du fichier électoral, l’acheminement des cartes de vote, la surveillance et le contrôle des urnes et leur dépouillement, qui sont des éléments qui concourent à la définition de l’honnêteté des élections, doivent effectivement être soustraits aux interventions des administrations, des juges et des agents soumis au tenants du système. Or, rien dans la préparation actuelle du scrutin ne permet de répondre à ces exigences. Rien ne permet de préparer des élections honnêtes en donnant aux citoyennes et citoyens les moyens de participer à la surveillance et au contrôle effectifs des différentes opérations relatives à l’organisation des élections.
Dans ces conditions, loin de constituer une solution politique qui répond à la demande d’un Etat de droit civil et démocratique, l’organisation d’élections législatives le 12 juin 2021, sous l’égide d’un système politique dont aucune institution ne reflète la volonté populaire, aggrave au contraire la crise politique. Seule une période de transition démocratique peut permettre de sortir de l’impasse actuelle dans laquelle le pouvoir a plongé le pays. Elle peut être engagée si les décideurs prennent conscience des dangers que cette impasse fait peser sur le pays. Elle peut être mise en place par des négociations sérieuses entre les gouvernants et les acteurs du soulèvement populaire pacifique pour établir des institutions autonomes, chargées de mettre fin aux violations des droits humains et des libertés démocratiques, et d’engager rapidement des réformes qui redonnent confiance aux citoyennes et citoyens. C’est à ces conditions que des élections libres et honnêtes pourront être organisées pour constituer une avancée vers la réalisation des aspirations du peuple à la liberté et au développement.**
* Ancien doyen de la Faculté de droit d’Alger.
** Ce texte, rédigé par Madjid Benchikh, a été débattu, au sein du groupe de réflexion «Combat démocratique en Algérie», par Tewfik Allal, Ali Brahimi, Ahmed Dahmani, Tahar Khafoune et Kamel Moktefi qui l’ont soutenu.
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