La rencontre entre la présidente du Parti destourien libre (PDL) Abir Moussi et le secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) Noureddine Taboubi révèle les calculs machiavéliques des deux parties pour s’embarquer dans les projets du président Kais Saied avec un poker menteur. Explications…
Par Helal Jelali *
S’il y a un fait que les médias n’avaient pas évoqué depuis l’annonce des mesures exceptionnelles par le président Saïed, le 25 juillet dernier, c’est la panique au sein des dirigeants de l’UGTT avec qui le chef de l’Etat avait pris ses distances. Taboubi n’a été reçu qu’une seule fois à Carthage, et c’était avec d’autres représentants d’organisations nationales, lui qui avait pris ses habitudes au palais de Carthage, au point de (presque) faire tandem avec le locataire du lieu. C’est un fait d’une grande importance dans la Tunisie de cette décennie.
Sans lire dans le mare du café, il semble clair que Saied n’apprécie guère que la centrale syndicale poursuive sa politique antérieure marquée par une sorte de cogestion directe des affaires de l’Etat et que son secrétaire général occupe le poste «virtuel» de vice-président de la république et enfin ses lieutenants qui se considèrent comme des «pratiquement ministres sans portefeuilles». La centrale syndicale agit, tous les jours, plus comme un parti politique qu’un syndicat des salariés. Sa présence médiatique est envahissante dans l’espace public. Aucun ministre, aucun gouverneur, aucun directeur régional de la Santé ou de l’Éducation ou de l’Équipement, départements où elle compte l’essentiel de ses «troupes» issues de la fonction publique, ne pourraient prendre une décision importante sans consulter ces chers syndicalistes.
UGTT : gouvernement parallèle ou Etat dans l’Etat
Dans les faits, depuis 2011, l’UGTT était devenue un gouvernement parallèle, et presque un «État dans l’Etat». Il faudrait reconnaître qu’il y avaient des partis politiques et des franges non-négligeable de la société civile qui acceptaient avec bienveillance ce jeu de la centrale, croyant pouvoir ainsi faire face à la voracité politique du parti Ennahdha.
Quant au président de la république, il ne s’est pas privé de critiquer le «dialogue national» initié par le Quartet (UGTT, Utica, LTDH, Ordre des avocats) en 2013-2014 et qui lui valut le prix Nobel de la paix en 2015. «Ce n’était ni dialogue ni national», avait-il lancé avec son sens de la formule saignante, provoquant un tollé au sein de la centrale syndicale et dans les rangs de l’Ordre des avocats.
Écartée des conciliabules très secrets de Carthage, l’UGTT a publié, avant-hier, jeudi 9 septembre 2021, sa proposition de feuille de route… pour le président Saïed, qui lui a rien demandé, et fêté, hier, son alliance avec… le PDL. Et là, la ficelle est trop grosse. Dire que l’UGTT se prend désormais pour un parti politique est un pléonasme.
Le calcul des responsables syndicaux est d’une simplicité qui frise l’infantilisme politique. A coup sûr, dans les prochains mois, il y aura des élections législatives, et peut-être que Abir Moussi et son parti seront sur le haut du podium. Ainsi et comme d’habitude, l’UGTT sera du bon côté du manche.
La stratégie de brouillage de l’UGTT
En politique comme dans la stratégie militaire, il existe toujours «un brouillard», une zone d’ombre, écrivait le grand stratège prussien du XVIIIe siècle Carl Von Clausewitz dans son livre « De la Guerre ».
D’abord ce virage de Noureddine Taboubi pourrait renforcer la fronde, qui secoue son organisation depuis une année en raison du tripatouillage de son règlement intérieur pour faire sauter le verrou de la limitation des mandats et lui permettre, à lui et à d’autres de ses lieutenants, de s’éterniser à la tête de l’organisation. Suite à cette rencontre, il ne serait pas exclu qu’une crise systémique éclate au sein du syndicat comme celles prévalant aujourd’hui dans les rangs d’Ennahdha et de Qalb Tounes.
M. Tabboubi n’ignore pas que les responsables syndicaux issus des régions ont eu toujours le dernier mot sur les choix politiques majeurs de l’UGTT. Il est peu probable que ces derniers vont apprécier les accolades avec une ancienne RCDiste, même si entre le RCD et l’UGTT, il y eut, sous Ben Ali, beaucoup plus que de simples accolades : des relations incestueuses entachées de… corruption. Mais ce passé trouble, beaucoup de syndicalistes voudraient bien l’oublier. Le leur rappeler aujourd’hui n’est peut-être pas une bonne idée.
PDL – UGTT : une vraie fausse alliance
L’initiative du secrétaire général de l’UGTT vise à créer un brouillage dans les projets de Kais Saied, en lui adressant ce message : «Nous serons pas vos simples alliés, mais plutôt vos partenaires à part entière. Sinon, pour les prochaines élections législatives, nous aurons peut-être sous la main le PDL», dont la présidente, on le sait, est désormais la principale rivale de Saïed dans la perspective d’une présidentielle anticipée.
Mme Moussi avait fait son beurre avec une confrontation et une impétuosité, sans précédent, face aux islamistes. Mais voilà, le président de la république a pris aussi le même chemin. Au final, l’ancienne RCDiste, bien assumée, risque de voir son réservoir électoral réduit fortement. Cette rencontre avec Taboubi ressemble bien à un mariage arrangé pour la circonstance, pour ne pas dire un vaudeville.
On le sait, dans les mariages arrangés, l’un des conjoints devient forcément un «pigeon bagué». Qui le sera dans ce dernier vaudeville… le temps nous le dira très bientôt.
* Ancien journaliste tunisien basé à Paris.
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