Kaïs Saïed n’a pas encore transformé son essai du 25 juillet dernier, le pays donnant l’impression d’être encore complètement bloqué, mais l’annonce hier soir, mercredi 22 septembre, des dispositions relatives à l’organisation des pouvoirs durant cette période transitoire, constitue un nouveau coup de poker qui, s’il renforce le sentiment général d’incertitude et braque davantage l’opposition dont les rangs grossissent jour après jour, n’ouvre pas moins de réelles perspectives. La feuille de route est enfin livrée et la voie des réformes institutionnelles mieux balisée, mais il y a loin encore de la coupe aux lèvres. Car le plus dur commence maintenant…
Par Ridha Kéfi
Le président de la république a ouvert à nouveau la foire aux palabres juridico-politiques en faisant publier par le journal officiel, hier soir, mercredi 22 septembre 2021, les dispositions relatives à l’organisation des pouvoirs durant cette période transitoire, en attendant l’adoption, par référendum, d’une nouvelle constitution et la tenue d’élections anticipées conformément à une nouvelle loi électorale.
Le chantier ouvert par les mesures exceptionnelles annoncées le 25 juillet dernier et qui se sont traduites par le limogeage du chef de gouvernement et la dissolution de fait de l’Assemblée, est donc relancé et bien malin celui qui pourra pronostiquer sa durée. Car, à moins que Kaïs Saïed n’ait déjà préparé les premières moutures de ce que devront être les textes de la nouvelle constitution et de la nouvelle loi électorale, la période transitoire à laquelle le pays est encore une fois condamné risque de durer jusqu’à la fin de 2022. Mais eu égard sa situation économique actuelle, caractérisée par de graves problèmes financiers, on pourrait sérieusement craindre qu’il ne pourrait pas supporter une si longue attente.
Un coup de pied dans la fourmilière
Quoi qu’il en soit, nous sommes aujourd’hui au milieu du gué et il n’est plus permis de tergiverser davantage : nous sommes condamnés à avancer et, si l’on tient compte des premières réactions courroucées de la classe politique aux nouvelles annonces du chef de l’Etat, cela ne va pas être une sinécure.
Cependant, quel crédit donner aux positions de cette classe politique, complètement dépassée par les événements et qui offre le spectacle d’une fourmilière désemparée qui vient de subir un sacré coup de pied ? On peut toujours discuter de la légalité ou de l’opportunité des décisions de Kaïs Saïed voire dénoncer son cavalier seul et cette morgue qu’il affiche vis-à-vis de tous les acteurs politiques, sans exception aucune, comme si, au fond de lui, il considère qu’ils sont «tous pourris» et qu’il ne pourrait pas compter sur eux pour refonder avec lui la république, mission historique à laquelle il se destine et qu’il estime être une affaire entre lui et le peuple.
Ces acteurs politiques n’ont à s’en prendre qu’à eux-mêmes car ils ont tout fait, au cours des dix dernières années, pour dévoyer la «révolution du peuple», pour emprunter une terminologie chère à Saïed et à ses partisans, et la détourner à leur profit et au service des groupes d’intérêt qui les financent et les instrumentalisent pour faire perdurer un système inégalitaire qui ne saurait plus durer car il a montré depuis belle lurette ses limites et a abouti à une impasse socio-économique.
Une déchéance amplement méritée
Ces acteurs politiques, dis-je, peuvent toujours pinailler, palabrer, vociférer dans les micros et devant les caméras, se plaindre aux chancelleries étrangères (exercice destructeur dans lequel il excellent) et dénoncer ce qu’ils considèrent comme un hold-up politique, surtout que le président Saïed qui les a tous sortis par la grande porte ne semble pas disposé à les faire entrer par la petite fenêtre, ils devraient d’abord faire leur autocritique, car comment expliquer que ceux qu’ils considèrent comme leurs électeurs sont, dans leur écrasante majorité, favorables au coup de pied dans le plat du locataire du palais de Carthage, la seule personnalité politique en laquelle ces mêmes électeurs ont confiance, et ce plus d’un an et demi après son accession à la magistrature suprême.
Il y a là clairement un indicateur fort de l’état de délabrement total auquel est arrivée cette classe politique post-2011 qui, par son incompétence crasse ayant mis le pays à genoux et par ses turpitudes n’enviant rien à celles de l’ancien régime, s’est disqualifiée elle-même au regard des Tunisiens et des Tunisiennes qui sont en train de «goûter» à sa déchéance et de considérer qu’elle est amplement méritée.
C’est là le véritable drame de ce pays, car tous ces jojos qui ont les yeux plus gros que le ventre et qui se prennent tous pour des hommes d’Etat nous ont montré, en une décennie d’errements, de manigances et d’échecs, toute l’étendue de leur incompétence conjuguée à une arrogance devenue insupportable et dont le parlement dissout nous a donné les plus détestables illustrations.
Ou ça passe ou ça casse
En face, Kaïs Saïed, qui tient en main aujourd’hui tous les leviers du pouvoir et que pourrait enivrer l’illusion de la puissance, joue gros lui aussi : la lune de miel actuelle avec le peuple lui permet certes de pousser son avantage et d’envisager une réforme radicale du système politique, beau terrain de jeu pour un ancien professeur de droit constitutionnel, mais elle le met également dos au mur : il est seul face à son destin et, en d’autres termes, pour emprunter une expression triviale, ou ça passe ou ça casse, il n’a pas droit à l’erreur. A trop vouloir tutoyer l’histoire, beaucoup d’hommes d’Etat et pas des moindres se sont cassé les reins contre le roc des réalités qui, elles, se conforment rarement au lyrisme des idées et des postures.
«Echaab Yourid» (le peuple veut) est le slogan cher au locataire du palais de Carthage, mais la volonté populaire est aussi changeante que les humeurs du moment : on peut bercer d’illusion son peuple un moment, encore faut-il qu’il retrouve au final son intérêt. Et là, les plus savants échafaudages constitutionnels et institutionnels ne sauraient lui garantir un travail décent, lui donner à manger, le soigner et assurer une bonne éducation et un avenir pour ses enfants. Et c’est à où le bât blesse, car Kaïs Saïed, qui promet de constituer rapidement un gouvernement, semble évacuer totalement l’économie de ses préoccupations, or, eu égard les difficultés actuelles du pays, il devrait en faire sa première priorité. Il n’est pas trop tard pour rattraper le coup…
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