La guerre qui oppose actuellement la Russie à l’Ukraine aura irrémédiablement des répercussions sur les économies mondiales, y compris celle de la Tunisie, l’une des plus fragiles actuellement.
Par Mohamed Rebaï *
Avant d’aborder les conséquences économiques sur la Tunisie notamment en matière d’approvisionnement en blé et pétrole, il est nécessaire de présenter les économies des deux belligérants, si tant est qu’il est permis de mettre l’agresseur et l’agressé sur le même pied d’égalité.
La Russie est le premier producteur mondial de blé, l’Ukraine n’est que le cinquième, mais elle est un grand exportateur, notamment en direction des pays arabes. A eux seuls, ces deux pays représentent 30% de la production mondiale.
Par ailleurs, la Russie fournit 40% du gaz européen et l’Europe n’a pour le moment aucune solution immédiate pour remplacer les importations de gaz en provenance de Russie qui est également un des plus importants exportateurs de pétrole.
En une semaine d’hostilités, le baril de pétrole a dépassé les 100 dollars par baril (il a atteint les 115 dollars, hier, vendredi 5 mars 2022), la tonne de blé a atteint un niveau record à 344 euros la tonne et le prix du gaz naturel a bondi de 60% en une journée, mercredi dernier, atteignant 194 euros par mégawattheure, un nouveau record. Des chiffres qui donnent le tournis. Les prix flambent, notre ticket aussi.
Nous allons présenter ici l’impact de la guerre en Ukraine sur deux secteurs importants de l’économie tunisienne : l’énergie (pétrole et gaz) et l’agroalimentaire (céréales), tout en soulignant que l’impact négatif touchera beaucoup d’autres secteurs par les effets induits des hausses des cours sur le marché mondial.
Gros plan sur les céréales Tunisie
Malgré une production marquée par une forte irrégularité et conditionnée par les aléas climatiques, on annonce pour la saison 2020-2021 une récolte de 16 millions de quintaux de céréales contre 15 millions de quintaux l’année 2019-2020. Mais on est très loin de la récolte record de 24 millions de quintaux durant la saison 2018-2019.
Cependant, les pertes et gaspillages sont estimés par la FAO à 19%. A commencer par les incendies qui ravagent les champs céréaliers du nord du pays. Pertes sèches auxquelles il faut ajouter celles que constituent les 900.000 unités de pain gaspillées quotidiennement dans le pays pour une valeur de 100 millions de dinars par an, selon des chiffres de l’Institut national de la statistique (INS).
Le plus inquiétant c’est que la Tunisie, autrefois le grenier de Rome et exportateur de céréales à l’aube de l’indépendance, est actuellement dépendante vis-à-vis des céréales importées de 33% pour le blé dur, 85,3% pour le blé tendre et 71,3% pour l’orge. Seuls 20% du pain que nous mangeons est de production locale, les 80% restants étant importés. Autrement dit 4 baguettes sur 5 sont payées en devises fortes. Hallucinant ! Les Tunisiens, à commencer par leurs dirigeants politiques, se rendent-ils vraiment compte de l’ampleur de ce gâchis ?
Un peuple qui n’arrive pas à subvenir à ses besoins en pain est un peuple qui se condamne à la moindre perturbation du marché. Cette année, on nous a bien roulé dans la farine qui manquait cruellement dans les magasins. De plus, un envol des prix des pâtes alimentaires est à attendre.
Les céréales constituent 13% des dépenses alimentaires des ménages. La céréaliculture occupe près de 33% de la superficie agricole utile et mobilise 250 000 exploitations agricoles dont à peine 11 000 de plus de 50 ha.
Autre difficulté, les silos de stockage représentent 29% de la capacité nationale de stockage, soit 5,8 M Qx. Et l’on se demande où on stocke la différence sans courir le risque d’avarie.
Cela dit, nous pouvons atteindre aisément l’autosuffisance alimentaire en matière de céréales si nous arrivons à optimiser la production, à éviter les gaspillages, à assurer un stockage de la récolte dans des silos à grains appropriés et à circonscrire les incendies criminels. Cela fait trop de conditions difficiles à remplir, diriez-vous, mais il n’y a pas d’autres solutions : on ne peut continuer indéfiniment à nous endetter auprès des bailleurs de fonds étrangers pour dépenser et manger notre blé en herbe.
«Un peuple qui élit des corrompus, des renégats, des imposteurs, des voleurs et des traîtres n’est pas victime ! Il est complice», disait Georges Orwell, écrivain, essayiste et journaliste britannique (1903-1950).
Gros plan sur le pétrole en Tunisie
De décembre 2010 à septembre 2018, deux dates significatives dans l’histoire de la Tunisie contemporaine, soit les huit premières années après la destitution de Ben Ali, le prix de l’essence est passé de 1,370 DT à 2,155 DT le litre, soit une augmentation de 57%. La «révolution du peuple», qui a amené au pouvoir des dirigeants incompétents et arrogants, est passée par là… Curieusement, durant cette même période, le prix du baril de Brent est passé de 94,75$ (décembre 2010) à 118 $ (mars 2022) soit une augmentation de 24,5%. Autrement dit, on nous a augmenté le double de l’augmentation enregistrée sur le marché mondial.
La solution serait de renforcer la capacité de raffinage de la Société tunisienne des industries de raffinage (Stir) et la relance du projet d’une nouvelle raffinerie à Skhira initiée par le groupe Qatar Petroleum (QP) d’un coût initial estimé à 2 500 MDT et d’une capacité de traitement de 120.000 barils/jour.
Par ailleurs, d’autres groupes (britannique, turc et émirati) sont toujours intéressés par ce projet qui pourrait multiplier par quatre la capacité de raffinage de la Tunisie puisque la Stir, dont l’équipement devient obsolète, ne produit que 34.000 barils/j. Insignifiant !
Ironie du sort, à ma connaissance ce sont les habitants de Skhira qui ont bloqué, en 2012, la construction de cette grande raffinerie. Ils ont exigé la cession du terrain à des prix exorbitants et l’emploi de leurs enfants. Et depuis le projet piétine et ne se réalise pas. Qui a gagné, qui a perdu ? On vous laisse deviner qui se mordent aujourd’hui les doigts. Ce ne sont sans doute pas les barons de la contrebande des hydrocarbures, qui sévissent aux frontières de l’Algérie et de la Libye et qui bénéficient du laxisme complice des responsables politiques.
En France le prix du litre de l’essence tourne autour de 1,78 Euro. 100 litres d’essence représentent 11% du smic français (1603,12 Euros). Le smigard tunisien (429,312 DT) y laissera 50% de ses revenus. Pour se faire bouffer tout son salaire, il lui suffit de consommer environ 200 l/mois pour parcourir 2000 km/mois. Mais s’il veut continuer à rouler en voiture, il doit faire des coupes sombres dans son budget d’alimentation, de logement, d’hygiène et de vêtements… pour se procurer quelques précieuses gouttes d’essence.
* Economiste.
Articles du même auteur dans Kapitalis :
Ces rentiers qui empêchent les réformes économiques en Tunisie ?
Tunisie post-25 juillet 2021 : la fin des partis politiques ?
Vers l’instauration d’un fonds social financé par les oligarques tunisiens
Donnez votre avis