Le plus inquiétant dans le discours du populisme européen haineux actuel, à l’instar de celui d’Eric Zemmour, le candidat à la présidentielle française d’avril prochain, c’est qu’il reprend les mêmes arguments et propose les mêmes solutions que ceux naguère utilisés en Espagne pour en expulser les populations arabo-berbéro-musulmanes d’Andalousie, jugées différentes et inassimilables.
Par Dr Mounir Hanablia *
En 1492, Grenade, la dernière ville arabo-berbéro-musulmane d’Andalousie, capitale du Royaume Nasride, ouvrait ses portes aux armées de la Castille et de l’Aragon, après un siège de plusieurs mois. Il s’agissait d’une reddition négociée scellée par un traité.
Les habitants recevaient la promesse de ne pas être chassés du pays et de voir leurs vies, leurs coutumes et leur religion respectées. Ceux qui désiraient partir recevaient l’assurance de se rendre librement au Maghreb.
Concernant les biens, le droit de la guerre de l’époque imposait en principe aux vaincus la mise à disposition de tous leurs biens au bénéfice des vainqueurs. Les grandes propriétés étaient immédiatement rattachées au domaine royal, seuls les seigneurs de l’ex-Royaume de Grenade qui se convertissaient au christianisme gardaient le droit d’en disposer. Seule une infime partie acceptait de le faire et la plupart des grandes familles musulmanes quittaient le pays, les plus fortunées, à commencer par le Roi Abou Abdallah Al Ahmar passé à la postérité sous le nom de Boabdil.
La conversion en masse des musulmans
Les gens communs , le plus souvent des commerçants, des petits artisans et des ouvriers agricoles, ceux qui préféraient rester pour différentes raisons, parce qu’en général ils n’avaient pas où aller ou qu’ils ne pouvaient pas s’acquitter des frais du voyage, se voyaient ainsi privés de l’élite de leur peuple, et se retrouvaient sous la dépendance de leurs nouveaux maîtres chrétiens pour le compte de qui ils devaient continuer à accomplir les tâches qui avaient toujours été les leurs, nécessaires à la bonne marche des domaines où ils avaient toujours vécu.
La masse des musulmans entrait ainsi dans le régime féodal au profit des seigneurs espagnols qui s’accommodaient très bien de respecter leurs coutumes du moment qu’ils leur étaient indispensables, par leur savoir-faire et leur expérience, pour accroître leurs richesses. Et au cours des dix premières années les choses se déroulaient plutôt conformément au traité, malgré le prosélytisme des prêtres en faveur de la foi chrétienne.
Plusieurs mosquées étaient converties en Églises et les musulmans trouvaient de moins en moins de lieux de culte répondant à leurs besoins, et il leur devenait difficile de bénéficier d’une vie communautaire.
Mais au début du XVIe siècle l’Eglise était convaincue que son objectif, la conversion en masse des musulmans, ne serait pas accomplie par le moyen jusque-là utilisé, celui de la persuasion. En matière de contrainte religieuse, l’Eglise catholique avait déjà l’expérience des juifs à qui on ne laissait d’autre choix que la conversion ou le départ, et celle des cathares d’Occitanie, qui finissaient sur le bûcher.
Un service ecclésiastique avait été mis en place, qualifié de Saint Office, avec mission d’enquêter sur les pratiques religieuses des habitants et de traquer ceux qui se faisaient passer faussement pour des chrétiens, avant de les livrer à la justice royale.
Des convertis toujours suspects
L’Eglise persuadait aisément l’autorité royale de la nécessité de procéder à la conversion massive des musulmans, en usant de moyens coercitifs. C’est ainsi que ces derniers se virent dans l’obligation d’abandonner tous leurs attributs communautaires et toutes leurs pratiques religieuses, d’adopter des noms espagnols, et de s’abstenir de lire ou de parler l’arabe.
Le reniement complet des clauses du traité de reddition de Grenade déclenchait alors le premier grand soulèvement dans les montagnes Alpujarra, situées entre Grenade, Malaga et Almeria. Après deux années de combats impitoyables, les musulmans étaient battus par l’armée royale, ses chefs exécutés, emprisonnés ou déportés. Les survivants étaient dispersés aux quatre coins du territoire ibérique, dans des régions où ils seraient minoritaires.
La société était divisée en deux catégories: celle des vieux chrétiens dont on estimait le sang pur, dont le loyalisme ne se discutait pas, et celle des convertis, toujours suspects, en butte à la surveillance tatillonne du Saint Office ou inquisition, à la recherche de toute manifestation de la foi musulmane. C’est ainsi que les habitants dont les cheminées ne fumaient pas durant les journées de Ramadan étaient suspectés, de même que ceux qui se signalaient par leur propreté corporelle.
Cet état de choses se prolongeait jusqu’en 1609, année à laquelle les autorités décidaient d’expulser en masse tous les convertis. Il semble que les raids des corsaires maghrébins sur les côtes ibériques aient bénéficié de nombreuses complicités parmi les néo-convertis, au point de susciter une grande inquiétude sur leur participation à un éventuel débarquement ottoman.
Les marches de la mort
Le dernier soulèvement musulman dans la Sierra Morena était alors écrasé de la même manière par l’armée royale , dans le sang. Et tous les convertis étaient regroupés puis emmenés jusqu’aux ports du sud dans de véritables marches de la mort, en laissant tous leurs biens, avant d’être embarqués sur des bateaux à destination du Maghreb, pour y être abandonnés dans le dénuement le plus total. Les chroniqueurs chrétiens ont estimé leur nombre à près de 400.000, mais il semble qu’il ait été beaucoup plus important. Après leur expulsion, la péninsule ibérique devenait un territoire sans musulmans, conformément aux objectifs de l’église catholique. Cela n’a pas été sans conséquences. Un grande partie du savoir faire commercial, agricole et artisanal a été perdue. La société ibérique s’est refermée sur elle-même autour des normes du catholicisme imposées par l’Etat et n’en est véritablement sortie qu’après la mort du général Franco.
Il faut à cet égard savoir que le terme Mauro qualifiant les musulmans voulait dire Brun. Ainsi les blancs envahisseurs du nord venus des Pyrénées et des territoires au-delà, pour construire des châteaux en Espagne, allaient proclamer la pureté de leur sang, au détriment des populations du sud, avant de finir par les expulser.
Quant à la question des envahisseurs, elle sera toujours débattue. Les Arabes et les Berbères se sont fondus dans la population locale, qui au même titre qu’au Maghreb et selon le même processus, s’est arabisée et islamisée. Dans ces conditions les armées du nord cis et trans pyrénéen, venues coloniser le territoire ibérique, n’avaient aucun droit d’expulser les populations véritablement autochtones à la peau brune, elles n’auront été composées que d’envahisseurs, souvent des Croisés à l’instar de ce qui s’était passé en Palestine, Syrie et Morée, avec la constitution des royaumes francs.
Le populisme européen haineux
La fondation du Royaume d’Espagne lors de la chute de Grenade n’aura été que le premier volet d’une entreprise coloniale englobant l’Amérique centrale et méridionale. Mais il ne s’agit là que de passé. L’Europe a légitimé cette conquête, comme elle le ferait plus tard pour celle de la Palestine par les sionistes; tout autant qu’elle délégitimerait celle de l’Ukraine par les Russes, sans doute avec de meilleures raisons.
Le plus inquiétant, c’est le discours du populisme européen haineux, à l’instar de celui d’Eric Zemmour, le candidat à la présidentielle française d’avril prochain, qui reprend les mêmes arguments et propose les mêmes solutions que ceux naguère utilisés en Espagne pour en expulser les populations jugées différentes et inassimilables.
* Médecin de libre pratique.
- « Blood and Faith : The Purging of Muslim Spain » de Matthew Carr, éd. Paperback, juillet 2011, Paperback, 368 pages.
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