Bien que silencieuse, la grogne de la famille d’Ali n’était point du goût d’Omar non plus. Il voulait y mettre fin à sa manière, pouvant être violente et expéditive. Mais Abou Bakr ne voulait se départir de sa nature pacifique, plus doucereuse ; il le retint de toute action d’éclat. Sur le front proéminent du vicaire de Dieu, dans ses yeux enfoncés, se lisait la bonté. De ses mains, aux veines saillantes, il veillait particulièrement à distribuer du bonheur autour de lui. Il n’était même pas contrarié d’être connu pour avoir la larme facile.
Par Farhat Othman
Comme son dos voûté, il ployait sous la gravité de ses responsabilités et ressentait particulièrement la lourdeur de la mission de succéder au premier des hommes. Pour cela, pour le respect de la religion ou pour honorer la pratique de son prophète, il pouvait surprendre plus d’un et se départir de sa souplesse, adopter l’attitude la plus dure, la plus intransigeante.
Par respect des principes, ainsi, il n’hésita pas à contrarier la fille et l’oncle du prophète. Fatima et Al Abbès vinrent réclamer leur part dans l’héritage du prophète, dont une terre; il leur opposa une catégorique fin de non-recevoir, soutenant avoir entendu Mohamed dire qu’on n’hérite pas des envoyés de Dieu; ce que ceux-ci laissaient était réservé à l’aumône. C’était un principe de la religion du parent disparu et il n’était point en son pouvoir d’y contrevenir pour quelque raison que ce fut.
La fille du prophète ne dit rien ; ses intimes assurèrent que cela ne la choqua pas moins et qu’elle n’adressa plus la parole au calife jusqu’à sa mort, à peine quelque six mois après le décès de son père. Dans le clan hachémite, certaines voix critiquèrent cette intransigeance de la part d’Abou Bakr, n’hésitant pas à penser, comme d’autres à soutenir, que cette rigidité ne venait pas seulement de son souci de se conformer aux faits, gestes et dires du prophète, mais était également motivée par l’attitude hostile à son choix de l’époux de Fatima et de l’ensemble du clan des hachémites.
Même si elle était encore sournoise et silencieuse, cantonnée surtout à Médine, cette opposition ne privait pas moins le calife de l’adhésion totale et unanime à son pouvoir de la communauté, et cela importait aussi bien à ses yeux qu’à ceux des musulmans. Bien qu’elle fût celle d’éminentes personnalités, elle ne sembla pas, malgré tout, prendre de l’ampleur ni attirer la sympathie. Un certain nombre de Qoraïchites commençait même à réprouver le comportement des Hachémites.
Face aux défis menaçants, venant à l’intérieur de nombreuses tribus formellement islamisées promptes à apostasier et, à l’extérieur, aux confins de la péninsule arabique, de la part des voisins perse et surtout byzantin, de tout temps redoutés, on commençait plutôt à très mal juger cette attitude abstentionniste, l’estimant fort préjudiciable, divisant la communauté au lieu de la conforter.
Telle était bien la conviction d’Omar. Des témoins ahuris, ne croyant pas leurs yeux, le virent un jour un brandon à la main, cédant à sa nature querelleuse, allant chez Fatima menacer de mettre le feu à la maison si Ali et ses compagnons ne se décidaient pas à reconnaître enfin le calife comme la plupart des gens. Dans la demeure, réunis autour d’Ali, il y avait quelques récalcitrants, dont Talha et Zoubeïr.
Tout aussi vaillant et emporté qu’Omar, ce dernier était toujours prompt à dégainer l’épée et chercher le combat. Aussi, ces mêmes témoins assurèrent-ils avoir vu le géant qu’il était se précipiter vers son semblable; avec son imposante stature, Omar apparaissait en vrai colosse lorsqu’il était colère. Mais, ne voilà-t-il pas que les jambes si longues de Zoubeïr le trahirent, s’accrochant au fourreau pendant à sa ceinture ! Et il trébucha, laissant échapper son arme. Voisins et curieux étaient nombreux autour de la maison, en cette nuit agitée. On s’empressa de ramasser l’épée, s’employant à séparer les deux hommes, empêchant la situation de dégénérer, finissant par dissuader Omar de ses intentions pyromanes.
La nuit finit par passer sans plus d’incidents. Dans la maison d’Ali, la fille du prophète était alitée et sa maladie ajoutait le plus noir chagrin au désappointement de son mari. Même ses deux fils, l’entourant de leur tendresse filiale, n’arrivaient pas à soulager son immense peine ; ces deux enfants étaient pourtant toute sa fierté et ils étaient la plus grande joie de leur grand-père, le prophète, qui les appelaient jeunes seigneurs du paradis.
Reclus dans sa maison, soignant la fille du prophète, son unique épouse jusque-là, Ali n’eut pour seule autre occupation que la lecture du Coran et, d’après ses thuriféraires, sa compilation et son commentaire. Sa défiance à l’égard d’Abou Bakr eut une fin concomitante de celle de Fatima. Elle avait tout juste trente ans quand elle décéda en cette nuit de lundi à mardi du début de ramadan; placée sur une sorte de palanquin, à la manière des Abyssins, elle fut enterrée de nuit dans un coin de sa maison; autour de lui, Ali avait le strict cercle familial. Abou Bakr ne daigna pas venir ; l’avait-on seulement informé du décès ou invité à l’enterrement ?
La fille du prophète ayant rejoint son père, d’aucuns soutinrent qu’Ali se sentit bien seul; même ses compagnons contestataires commençaient à voir leur ardeur s’affadir et penchaient à accepter une situation qui avait la force de la réalité convenant à une majorité silencieuse mais consentante. Pis ! Il avait l’impression de se rencontrer comme isolé dans sa tribu ; les gens l’avaient, en effet, délaissé quelque peu, comprenant de moins en moins sa défiance à l’égard d’Abou Bakr.
Alors, il finit, par faire volte-face et tendit la main à Abou Bakr, l’invitant à se rendre chez lui, dirent des témoins. Suspicieux, Omar chercha à le dissuader d’y aller, ou surtout de ne pas être seul. — Par Dieu, j’irai bien seul, s’écria Abou Bakr ; et que pourraient-ils me faire ? La vision pessimiste de l’humanité de son bras droit ne relevait pas de sa nature et, dans son exclamation spontanée et sincère, c’était toute son estime pour le prophète et sa famille qui se récriait.
Aussi, tout seul, retenant de la main le haut de son manteau toujours ouvert, Abou Bakr entra chez son hôte qu’il trouva entouré de tous les membres de sa famille. L’accueil fut cordial quoiqu’un peu froid ; le double deuil de la maisonnée y était encore très vivace.
— Abou Bakr, il ne nous a empêché de te reconnaître ni une quelconque négation de ta vertu ni quelque jalousie pour un bien vers toi dirigé par Dieu ; tout juste pensions-nous avoir en la matière un certain droit que vous nous aviez ravi.
Après avoir loué et glorifié Dieu, Ali en était venu à l’objet de l’invitation et il parla avec un air sérieux si peu habituel sur son visage sémillant où les grands yeux aux lourdes paupières trahissaient même un certain désarroi. Évoquant ensuite sa parenté avec le prophète, il s’étendit tellement sur les droits qui en découlaient qu’il fit venir des larmes aux yeux de son invité.
Ali avait sa vision de la légalité, celle-là même dont le principe — mais seulement le principe, sans sa conséquence logique — fut consacré au préau des Béni Sa’ida. On y admit, en effet, que la succession du prophète ne devait pas sortir du cercle de sa tribu et de ses Compagnons. Or, affirmait le cousin et gendre de Mohamed, écarter de cette succession le plus proche parent du prophète, c’était comme si on choisissait l’arbre pour en rejeter aussitôt le fruit.
— Dieu m’est témoin que le respect de la parenté avec le prophète (bénédiction et salut d’Allah sur lui) m’est bien plus important que celui de la mienne propre, répondit Abou Bakr. Pour ce qui est de ces fonds qui nous avaient divisés, je n’ai cherché que le bien, car j’ai entendu le prophète (bénédiction et salut d’Allah sur lui) dire : «On ne laisse rien en héritage, mais tout en aumône.» Aussi, je m’applique avec l’aide de Dieu à suivre à la lettre ce que faisait le prophète, bénédiction et salut d’Allah seront sur vous.
Abou Bakr était réellement ému ; mais il avait la capacité de se reprendre vite. Aussi parla-t-il doucement, une fois qu’Ali se fut tu, récitant les salutations traditionnelles, louant Dieu, avant de développer une réponse qu’il évita d’axer sur la question du pouvoir, préférant évoquer le différend financier qui l’avait opposé aux successeurs de l’illustre défunt.
On parla un moment, palabres courtoises et sincères de la part de chacun, et on finit par se séparer, se donnant rendez-vous à la mosquée pour la tombée de la nuit. L’accord était parfait. On allait faire comme si de rien n’était. Après avoir dirigé la prière du coucher, Abou Bakr s’adressa aux présents et excusa le retard d’Ali à reconnaître sa qualité. Ce dernier se leva alors. Évoquant la vertu et les antécédents d’Abou Bakr, il lui rendit hommage avant de se diriger vers lui et serrer sa main. C’était le signe attendu du consentement tardif mais sincère à son magistère.
La satisfaction des présents dans la mosquée était visible, évidente; d’aucuns vinrent même confier à Ali leur appréciation du geste, le féliciter, le qualifiant de beau et noble. Fugacement, le masque de tristesse couvrant le visage du cousin depuis la mort du prophète sembla se dérider et il parut en bonne voie de retrouver son habituel entrain.
À la communauté éplorée, assez vite, Abou Bakr parut être le meilleur choix. Premier et plus âgé des compagnons les plus proches du prophète, il avait la sagesse de l’expérience et l’antériorité dans la foi ; il adhéra parmi les premiers à son message et fit avec lui le voyage de la fuite vers Médine, compagnonnage célébré par le Coran.
De plus, il était le père da sa femme préférée, Aïcha, qui n’avait encore que dix-huit ans, qu’on aimait et qu’on appelait affectueusement «Mère des croyants» malgré son tendre âge. Il paraissait aussi le mieux placé pour souder les musulmans en ce premier moment critique qu’ils venaient de connaître sans leur guide. Ce sentiment assez général, Abou Bakr ne fit que le renforcer lors de son discours d’investiture. Ses paroles étaient toutes choisies ; elles définissaient une politique de gouvernement inspirée de celle de Mohamed, fidèle aux principes de sa religion.
— J’ai été chargé de vous diriger et je ne suis pas le meilleur d’entre vous ; donc, si j’agis bien, vous m’aiderez, mais si je me conduis mal, redressez-moi ! La probité est de la loyauté, mais le mensonge, c’est de la trahison. Auprès de moi, le faible parmi vous est fort jusqu’à ce que je le fasse rentrer dans son droit, si Allah le veut bien; et le puissant d’entre vous est, pour moi, impuissant jusqu’à ce que je lui fasse entendre raison, si Allah le veut bien. Que personne ne se détourne de la lutte pour la cause d’Allah, car Il avilit ceux qui la délaissent ; or, si la turpitude se répand dans une tribu, Allah la plonge aussitôt dans le malheur. Obéissez-moi tant que j’aurais obéi à notre Seigneur et à son prophète ; si je leur désobéis, je ne saurais prétendre à votre obéissance. Veuillez vous lever pour la prière, qu’Allah vous soit miséricordieux !
C’était au lendemain des événements du préau. Il s’était tenu sur la seconde marche de la chaire de la mosquée qui en comptait trois, n’osant pas monter plus haut, décidant par pur respect de ne pas imiter le prophète, en l’occurrence. Il venait d’écouter Omar dire tout le bien qu’il pensait de lui après les formules d’usage payant tribut à Dieu.
— Vous qui m’écoutez, je vous avais tenu hier des propos ; sachez qu’ils procédaient d’une conviction intime ; je ne les avais pas trouvés dans le Livre d’Allah et ils n’étaient pas un serment que j’aurais tenu du prophète de Dieu, bénédiction et salut d’Allah sur lui. Je pensais que le prophète (bénédiction et salut d’Allah sur lui) ne nous quitterait qu’en dernier et non sans avoir bien arrangé toutes nos affaires au préalable. Allah nous laissa son Livre par lequel il avait bien guidé son prophète, que Dieu le bénisse et le salue ; et si vous vous y tenez, bénédiction et salut d’Allah seront sur vous. Allah a confié vos affaires au meilleur parmi vous, le fidèle du prophète (bénédiction et salut d’Allah sur lui) qui «était son seul compagnon lorsqu’ils étaient dans la grotte». Levez-vous, reconnaissez-le !
Le zèle des gens se démultiplia avec la citation du verset 40 de la sourate «La Résipiscence» par laquelle Omar fit précéder son invitation de l’assistance à rendre hommage à son nouveau guide et, après la reconnaissance du préau, on se pressa à reconnaître solennellement le successeur du prophète. Ainsi intronisé, sa harangue appréciée, le nouveau chef de tous les musulmans voyait dans les louanges de la foule un motif supplémentaire pour ne pas démériter à parfaitement s’acquitter de sa trop lourde mission.
À suivre…
«Aux origines de l’islam : Succession du prophète, Ombres et lumières», roman de Farhat Othman, éd. Afrique Orient, Casablanca, Maroc, 2015.
Précédents épisodes :
Roman-feuilleton du Ramadan : «Aux origines de l’islam» : Et sourde la contestation ! (1/2)
Roman-feuilleton du Ramadan : «Aux origines de l’islam» : Coup de force au préau (2-2)
Roman-feuilleton du Ramadan – «Aux origines de l’islam» : Coup de force au préau (1/2)
Donnez votre avis