Tunisie – Rencontre-débat : «Un président omnipotent… Et maintenant ?»

«Le pays est fracturé comme jamais; non pas divisé, mais fracturé. Voilà le constat premier qui s’impose plus d’une année après l’état d’exception instauré par Kaïs Saïed (KS) depuis le 25 juillet 2021. Malgré l’euphorie de surface qui semble porter encore le président de la république, la fracture sépare une société exsangue d’un État bavard». (Ph. Reuters).

C’est en ces termes que les responsables de l’association Nachez Dissonances organise une rencontre sur le thème : «Un référendum, une constitution, un président omnipotent… Et maintenant ?», qui se tiendra samedi 1er octobre 2022, à partir de 9h30, à l’espace El Téatro, au Belvédère, à Tunis.  

On annonce la participation de Maryam Ben Salem, politologue universitaire, Mahdi Elleuch, chercheur, chroniqueur à Legal Agenda, et Maher Hanin, chercheur en philosophie sociale.
Nous reproduisons ci-dessous la note de présentation de cette rencontre qui sera animé par Fathi Ben Haj Yahia.

Le paysage politique – partis et «société civile» – s’apparente à un archipel. Depuis longtemps déconnecté des mouvements sociaux, il est soufflé par les vents contraires.

Un autoritarisme de type nouveau, monopolise aujourd’hui l’État. KS, engagé dans une course folle pour imposer son projet au pays et à la société, a procédé au redéploiement de l’article 80 pour en faire une «constitution» et pérenniser (ou normaliser) l’état d’exception sous la forme d’un présidentialisme échevelé. Tout en veillant à effacer l’identité civile de l’État, il se pose en interprète des normes sociales dans le sens du conservatisme religieux qu’il avait explicitement affiché à maintes occasions (entretien à Echaraa Al-Magharibi en 2019, discours du 13 août 2020, allocution à l’aéroport en juin 2022).

Reconduction de pratiques d’ancien régime

L’emphase du verbe révolutionnaire répétée ad nauseam cache mal la reconduction de pratiques d’ancien régime: ancien régime, le pouvoir d’un seul; ancien régime, la police omniprésente; ancien régime, les choix économiques; ancien régime, le mépris des corps intermédiaires et de la société civile…

Pour le reste, les réformes sociales sont, pour l’heure, purement discursives; la lutte contre la corruption se réduit à des rodomontades ou à des règlements de compte (contre les juges, par exemple).

Quant à la politique extérieure, elle baigne dans le cafouillage, dans un contexte gros de périls. Même si, se profilent quelques alignements géopolitiques encore ambigus.

Pour autant, la notion de «restauration» ne suffit pas à épuiser le sens du saïedisme qui peut encore se prévaloir d’un soutien populaire relatif, mais réel.

À l’heure qu’il est, on est bien en présence d’un régime populiste adossé aux deux piliers de la violence d’ancien régime: la police de Ben Ali et l’armée (en surplomb).

Face à cette nouvelle donne, l’opposition des vieux partis de la décennie écoulée est écartelée et semble tourner à vide, incapable d’inverser le rapport de force politique comme l’ont prouvé, d’une certaine manière les résultats du référendum. Les suffrages se prêtent, en effet, à plusieurs interprétations : s’ils n’assurent guère de légitimité réelle au chef de l’État, ils ont également dévoilé l’assise populaire étriquée de l’ancien establishment partidaire.

• D’abord les tenants de la «légalité» défunte et du statut quo ante institutionnel : les mobilisations répétées démontrent juste un fait connu d’avance : les troupes d’Ennahdha existent encore, mais elles sont clairsemées et n’ont plus le mordant de naguère. Quant aux nouveaux alliés de l’ancienne troïka parlementaire, ils servent de cache-misère et de porte-parolat à un islam politique glissant sur la pente du déclin et contraint au profil bas.

Dans ce conglomérat, le mélange des genres, des figures et des mots (d’ordre) est moins le signe d’un engrenage vertueux ou d’un nouveau 18-Octobre, que du désarroi consécutif à la faillite de la troïka parlementaire qui a jeté le pays dans les bras de KS.

Une légalité usée jusqu’à la corde

• Guère très loin, on trouve le quintet ou le marais social démocrate flanqué de micros formations du post-gauchisme qui rejettent le diktat de KS tout en refusant le retour à une légalité usée jusqu’à la corde. Cette alliance est à son tour fragilisée par son incapacité à impulser une mobilisation d’envergure. Aux yeux de l’opinion du «peuple» ou de la rue (figures interchangeables en ces temps de brouillard lexical), ces formations sont tout aussi comptables de «la décennie noire».

Ainsi va l’histoire, rusée ou injuste : de la même manière que KS est investi d’une aura du combattant (contre la misère, la corruption et des suppôts d’ancien régime) qu’il n’a jamais été, ceux-là même qui ont dénoncé les turpitudes d’Ennahdha et consort sont voués aux mêmes gémonies que leurs adversaires. Ravages du ressentiment populaire contre le «système».

Pour l’heure, cette composante démocratique et sociale de l’opposition s’attelle à donner corps à une nouvelle coalition et peaufine ses mots d’ordre de résistance. Et surtout à raviver une mobilisation aujourd’hui poussive, voire introuvable.

Last but not least, le pôle Abir Moussi, si l’on peut parler vraiment de pôle. Acculée à courir derrière un électorat hier prometteur et aujourd’hui captif de KS, Moussi pâtit à l’évidence de la monopolisation par ce dernier de la posture populiste et se retrouve réduite à l’incantation incohérente : un anti-islamisme intact, la mise en cause de la légalité du président et les appels au reste de l’opposition à la fois courtisée (cf. la proposition de pacte anti-KS) et conspuée pour son attachement à une révolution responsable de tous les malheurs selon la passionaria des sondages, aujourd’hui en perte de vitesse.

Paysage éclaté sur fond de crise

Ce paysage éclaté se déploie sur fond de crise économique et sociale endémique qui menace de mener le pays vers la banqueroute.

En contre-champ, se profile une UGTT retranchée sur sa fonction corporatiste après avoir capitulé en rase campagne (sous la pression d’une partie de ses cadres et du chantage présidentiel) et renoncé à un rôle politique arbitral garant jusque-là d’un certain équilibre démocratique.

Le mouvement féministe (qui est le premier dans le viseur du nouveau cours réactionnaire) et les composantes actives de la société civile semblent également réduites à la guéguerre des communiqués quand elles ne sont pas en proie aux dissensions internes (cf. la déconfiture de la LTDH).

L’expression politique des nouveaux activistes issus de la gauche semble également en berne depuis les années Manich msameh. La liberté négative qu’ils ont acquise en s’émancipant des carcans du post-gauchisme n’ouvre pas jusque-là sur l’émergence d’un nouvel acteur qui pèse sur la scène vieillie de leurs aînés.

Au-delà de ces différents acteurs, l’atonie aurait-elle gagné les mouvements sociaux, rattrapés par la lassitude ou réduits au silence par la déferlante populiste, après une décennie d’effervescence ? On a pu le penser un moment : janvier 2022 n’a-t-il pas dérogé à la règle par rapport aux mobilisations régulières tout au long des dernières années et surtout par rapport à la levée de la jeunesse de janvier 2021 ? Gageons que la lutte des classes, il n’y a pas d’autre mot, reprendra ses droits dans les mois qui viennent : ça et là dans les quartiers populaires, déjà la colère monte contre l’inflation et la pénurie.

Le tableau est sombre. En fait, le pays est entré dans une zone de turbulences sourdes, grosses de périls et de promesses. On ne peut se résoudre à penser que le 17 décembre et le 14 janvier n’auront été qu’une parenthèse, un défouloir social et politique grandeur nature avant le retour de l’ordre établi et des atavismes autoritaires. La révolution a bien eu lieu et les jeux sont loin d’être faits.

Mais ce credo ne peut pas nous dispenser de dévisager la crise sans précédent qui frappe tous les secteurs de la vie sociale et politique. L’exercice politique, en lui-même est aujourd’hui mis en crise par le nihilisme populiste comme il ne l’a jamais été auparavant.

Nous n’avons cessé de répéter que le cogito de la révolution est son horizon social. C’est dire que la question des inégalités se re-déploie dans toute son ampleur. Sacrifiée par la Troïka première manière au profit de la controverse identitaire dans un premier temps, puis à celui le consensus libéral-islamiste par la suite, la question des inégalités a été timidement portée par les différentes composantes d’une gauche enrôlée, à son corps défendant, dans le circuit fléché et aporétique de la transition qui s’étirait en longueur comme une journée sans pain.
La même question se pose donc aujourd’hui à nouveaux frais. En effet, considérer KS comme le nouveau défenseur des pauvres est un tragique contresens.

Le peuple qui sature ses discours n’a aucune consistance. Il tourne à vide avant de s’incarner dans le corps impassible et la voix oraculaire du locataire de Carthage. En un mot, ce peuple discursif ne fait qu’escamoter le conflit social et occulter les inégalités qui minent la société. La vieille classe politique est cliniquement morte (le sait-elle encore ?) de n’avoir pas su ou pu mesurer cet enjeu vital.

Après ce bref (et provisoire) état des lieux du paysage politique, nous nous contenterons, ici, de formuler quelques questions qui nous semblent incontournables dans l’immédiat.

• Le discours de la «transition démocratique» a-t-il encore quelque pertinence face à la prégnance du moment populiste ? Le dépassement de cette ornière qui enserrait le champ politique, occultait la question sociale et confortait le consensus mortifère entre le camp dit «moderniste» et l’islam politique, est aujourd’hui à l’ordre du jour.

Face à l’offensive populiste cette notion est caduque et l’évidence première qui résiste au doute est la suivante : toute politique qui ne remet pas au centre l’enjeu-inégalités est vouée à l’échec. La nécessaire construction démocratique et la défense des libertés aujourd’hui en péril, n’auront de sens que si elles s’adossent à lutte contre les inégalités. «Défendre la société» suppose l’articulation de ces deux impératifs.

• Le mot d’ordre «tous contre KS» a-t-il quelque chance d’impulser une dynamique de résistance contre le présidentialisme populiste, alors qu’une grande partie de la société civile rejette, tour à tour, l’alliance avec les islamistes, responsables de la « décennie perdue », ou l’inclusion du PDL porte-voix revanchard de l’ancien régime ?

• En quels termes (re)penser la Révolution alors que la société est travaillée par le démon du populisme, la nostalgie de l’homme fort ou simplement le désenchantement et soucieuse surtout de la survie quotidienne loin de la Révolution, de ses promesses, de ses bruits et de ses fureurs…?

• Et la gauche dans tout ça ? Sera-t-elle capable de sortir de la crise par le haut ? Pourra-t-elle prendre la mesure de la fracture générationnelle et repenser les figures, les mots et les lieux de la lutte ? En d’autres termes, l’épreuve du populisme autoritaire sera-t-elle l’opportunité pour la gauche pour se débarrasser de son propre populisme idéologique qui l’a éloignée et du peuple et des jeunes ?

Nachaz/Dissonances.

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