Retour de Taoufik Jelassi sur sa courte expérience de ministre de l’Enseignement supérieur. Malgré les difficultés, il ne regrette pas d’avoir «servi la bonne cause».
Par Taoufik Jelassi *
Que faites-vous lorsque l’on vous offre un nouvel emploi et que l’on vous dise que vous serez remercié au bout d’un an, mais que vous n’aurez pas le droit de quitter cet emploi pendant la durée de votre mandat? Que vous serez payé une bagatelle comparé à votre précédent emploi qui est plus confortable, et que vous serez constamment soumis à la pression des médias, voire malmené par ces derniers? Et que vous n’aurez pas le droit de vous plaindre? Vous diriez très probablement «non, merci», n’est-ce pas?
Et bien, non, ça n’est pas ce que j’ai fait. J’ai fini par accepter ce type d’emploi et j’ai fait l’expérience de ce que cela représente d’être aux commandes, dans un environnement hautement mouvementé.
Auparavant, j’étais doyen d’une importante école de commerce à Paris et président du conseil d’administration du premier opérateur de téléphonie mobile privé en Tunisie (Ooredoo, NDLR), lorsque les événements du Printemps arabe ont éclaté. Cela a été un moment enthousiasmant et plein d’espoir à travers la région entière et plus particulièrement en Tunisie.
En 2011, à la suite renversement du dictateur Ben Ali, dont le règne répressif a duré près d’un quart de siècle, le pays a fait face à ce qui allait être un départ difficile pour la nouvelle direction. Au lendemain des premières élections libres et l’accession au pouvoir d’une coalition dirigée par les islamistes d’Ennahdha, le pays a fait la douloureuse expérience de deux assassinats politiques, en février et juillet 2013. Cela a entraîné une crise politique profonde et le risque d’une guerre civile était grand. Un ‘Quartet tunisien’, comprenant quatre grandes organisations de la société civile, a lancé et rendu possible le dialogue national – qui a, d’ailleurs, valu au pays le Prix Nobel de la paix, en 2015.
Ce dialogue a donné lieu à un consensus rassemblant la majorité des partis politiques autour de l’idée selon laquelle les islamistes allaient devoir céder le pouvoir à un gouvernement intérimaire de technocrates. C’est dans ce contexte, fin 2013, que le Premier ministre désigné Mehdi Jomaa m’a présenté l’offre de cet emploi ingrat évoqué plus haut. L’on m’a demandé de prendre la direction du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et des Technologies de l’information et communication. Comment aurais-je pu refuser?
J’ai pourtant essayé de résister à la tentation et de dire non. Ma famille était opposée et l’entreprise était risquée. Mais non, je ne voulais pas tourner le dos à pareil honneur dans une simple conversation téléphonique. J’ai donc décidé de faire le déplacement de Paris à Tunis pour rencontrer le Premier ministre.
Sur place, face à face, il m’a fait remarquer que je n’avais accompli mon service militaire obligatoire et m’a fait comprendre qu’il était temps pour moi d’honorer ma dette envers mon pays. C’est ainsi que tout a commencé. J’ai découvert, par la suite, que j’ai été le premier des ministres qu’il a recrutés et que j’allais être un de ses plus proches collaborateurs.
Notre équipe gouvernementale savait, dès le départ, que nous allions œuvrer dans un environnement très mouvementé. Nous étions confrontés à la menace quotidienne d’être pris en otages; des foules hostiles assiégeaient nos ministères; il y avait des jours où nous ne pouvions même pas rentrer chez nous; nos agents eux-mêmes se mettaient en grève, etc.
Comment pouviez-vous, dans pareilles conditions, garder un bon moral, positiver et être capable de diriger? En dépit de toutes ces difficultés, c’était l’expérience de toute une vie dont j’ai tiré cinq enseignements sur la direction des affaires dans un environnement aussi turbulent:
Former une équipe animée d’une perspective nouvelle. En mettant en place le gouvernement de transition, le premier ministre Mehdi Jomaa, en bon dirigeant, a pris le soin de réunir les meilleures personnes pour l’emploi et de rappeler au pays des concitoyens des Etats-Unis, du Brésil, de France, de Suisse, du Royaume-Uni et d’autres coins de la planète. Il a sélectionné des personnes dont il était sûr des qualités, et notamment des dirigeants d’expérience qui n’avaient aucun lien avec l’ancien régime.
Mettre un terme aux cloisonnements. De manière à nous acquitter comme il se doit des tâches monumentales qui nous étaient assignées, en un temps aussi court, nous devions créer entre nous un réseau bien structuré. Afin de progresser, il était vital que les ministères et les hiérarchies collaborent. (…) Cela voulait également dire que le Premier ministre devait accorder aux membres de son équipe la marge de manœuvre dont ils avaient besoin pour prendre des décisions autonomes.
Faire la distinction, au sein de l’équipe, entre les membres en charge de la transformation ou de l’innovation et ceux qui étaient en charge de la partie traditionnelle de l’organisation. De la même manière qu’il s’agit de gérer une entreprise technologique, nous avions établi à dessein matériellement un ‘labo’ à l’autre extrême de la ville de Tunis, loin du quartier général du gouvernement. Les gros problèmes nécessitent de grandes solutions, et vous ne pouvez pas concevoir des idées formidables lorsque vous êtes submergé de courriels inutiles et que vous vous enlisez dans les petites questions de tous les jours. Notre travail consistait à mettre en œuvre des idées innovantes pour permettre au pays d’avancer – et pour cela, nous avions besoin d’espace suffisant pour réfléchir et être créatif.
Créer des liens solides pour renforcer la confiance. Il n’y aucune chance que vous puissiez réaliser un véritable exploit, encore moins faire qu’un pays se remette au travail et progresse, si vous ne faites pas confiance, vous ne respectez pas et n’avez pas la confiance de vos coéquipiers. Même si cela peut paraître un peu anodin, étant donné le caractère très sérieux de notre mandat, (…) nous nous rencontrions durant les weekends à l’occasion de soirées conviviales ou pour faire des parties de football. Nous glanions des informations sur ce qui a pu être fait de bien ailleurs dans d’autres pays, où les circonstances ont été semblables aux nôtres. Tout cela nous a permis d’être en harmonie et d’acquérir la certitude qu’ensemble nous pouvions réussir.
Identifier les opportunités et fixer les priorités. Nous disposions d’une seule année pour accomplir notre mission. Avec cette courte période qui nous a été accordée et cette tâche colossale de sauver le pays du bord du précipice, il fallait faire preuve d’un sens élevé de concentration. Nous nous étions attelés à la tâche de mettre sur pied les institutions de l’Etat ainsi qu’elles ont été définies par la constitution post-révolutionnaire, préparer le terrain pour la tenue d’élections parlementaires et présidentielle justes et libres et reconnues comme telles par la communauté internationale – avant la fin de notre mandat d’une année –, créer un environnement favorable pour attirer l’investissement et résoudre les problèmes dans lesquels le pays se débattait. (…)
En fin de parcours, avons-nous réussi? Nous avions réaménagé le système national des subventions et remis le pays sur une bonne voie économique. Nous avons mené la lutte contre le terrorisme, repensé l’enseignement supérieur, conçu un plan quinquennal stratégique pour ‘‘La Tunisie numérique’’ (…) Et, sous notre supervision, un système d’inscription sur les listes électorales, par SMS, a été créé.
Je pourrais donc dire que nous avions maîtrisé la technologie et l’avions mise au service du pays pour qu’il s’engage en toute confiance vers l’avenir. Hélas, la Tunisie est aujourd’hui confrontée à une menace terroriste sans précédent, notamment au lendemain des trois attentats de 2015, au musée national du Bardo, contre un grand hôtel à Sousse et la Garde présidentielle à Tunis. Plus récemment, aussi, en mars 2016, l’organisation terroriste de l’Etat islamique a mené une attaque à Ben Guerdane, ville du sud-est tunisien à la frontière avec la Libye. En conséquence de cela, le tourisme, une des sources de revenus les plus importantes du pays, a subi un coup très dur, affaiblissant économiquement encore plus l’Etat.
Et ainsi l’instabilité et l’incertitude se poursuivent.
Depuis, j’ai retrouvé ma carrière universitaire et j’ai eu le temps de réfléchir sur mon expérience de membre du gouvernement de transition. Dans le courant de votre vie, des offres inattendues comme la mienne peuvent se présenter à plusieurs d’entre vous. Vous vous poserez alors la question, comme moi en ce mois de décembre 2013, ‘‘Devrais-je accepter cet emploi ?’’ Je crois qu’à l’avenir nous allons être confrontés à des contextes hautement turbulents, que nous acceptions ce type de travail ou pas. Nous allons devoir faire face à des crises profondes, à des soulèvements, à des troubles sociaux ou des attentats terroristes. Ceci est, je le crains, la normalité du temps présent. En ces circonstances, nous devrions faire montre d’une grande force mentale et d’une capacité de résilience émotionnelle à toutes épreuves et mobiliser toutes nos ressources. Très souvent, nous possédons un potentiel inexploité, dont nous ne sommes pas conscients jusqu’au jour où nous prenons la décision de pousser jusqu’à son extrême notre volonté de servir une grande cause.
Texte traduit de l’anglais par Marwan Chahla
* Ancien ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et des Technologies de l’information et communication dans le gouvernement provisoire de Mehdi Jomaa (janvier 2014-janvier 2015).
Source: ‘‘Harvard Business Review’’.
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