Le Plan 2023-2025 appauvrit les Tunisiens plutôt que les enrichit

Tout indique que les fonctionnaires qui ont élaboré le Plan de développement 2023-2025, présenté en grande pompe hier, mardi 3 janvier 2023, sont restés cantonnés aux méthodes désuètes prônant une planification axée sur les objectifs, une planification obsolète et aux antipodes de la planification axée sur les résultats observables, mesurables et démontrables hors de tout doute.

Par Moktar Lamari (KA) *

Théoriquement, tout y est, et il y a toutes les jargonneries et buzzwords pour le vendre au FMI et aux bailleurs de fonds. A priori c’est un bon pas dans la bonne direction.

Le New public management impose pour les pays, comme pour les organisations (privées ou publiques), une bonne gouvernance fondée sur une planification stratégique rigoureuse (3 ans et pas 5 ans), avec des valeurs, des choix stratégiques, des objectifs, des indicateurs et des mécanismes de reddition de comptes. Le tout construit de manière participative et validé collectivement par les institutions en place!

1- Le wishfull thinking en PowerPoint et en couleurs!

Mais, pas certain qu’on retrouve tous ces ingrédients dans cette planification PowerPoint, qui n’engage que ses auteurs invisibles, forcément éphémères et sans convictions durables.

Un Plan stratégique, c’est sérieux! Le PowerPoint n’a jamais été un document officiel de planification et d’engagement gouvernemental. L’État ne fonctionne pas officiellement par les PowerPoint et par les décrets les instituant.

Pour ce Plan 2023-25 aucune validation, aucune consultation démocratique, aucune mobilisation n’a été faite de façon engageante et honnête au sommet de l’État. On pense au président Kaïs Saïed qui détient désormais tous les pouvoirs, après voir dissout le parlement et réécrit une constitution sur mesure pour son mandat présidentiel.

La légitimité de ce Plan est donc questionnable, la fiabilité aussi! Depuis 2011, la Tunisie en a vu passer de ce genre de documents dit de planification, mais qui finissent sur les tablettes, puisque peu crédibles, peu ancrés et peu imputables.

2- Un plan-plan populiste

Ce plan triennal constitue une autre gesticulation politique, une parade d’estrade destinée surtout aux bailleurs de fonds, le FMI en tête. Pour leur dire, le peuple veut… et voilà ses priorités et son consentement en PowerPoint.

Ce genre de document bureaucratique ne parle pas au commun des mortels en Tunisie; il occulte les électeurs et snobe les payeurs de taxes. Il ne mobilise pas et ne crée pas le momentum requis. Son élaboration n’a pas pris le temps de créer la confiance et la participation requises.

Ce document ne parle pas non plus aux élites et encore moins aux diasporas tunisiennes à l’international. Le document occulte ces payeurs de taxes et pourvoyeurs de devises, dont le montant annuel dépasse la somme des investissements directs étrangers et les recettes du tourisme.

Beaucoup de statistiques utilisées dans ce plan triennal ont des marges d’erreur statistiquement significatives. D’autres sont invérifiables, factices et bidons de facto. C’est pour ne pas dire des statistiques maison, peu crédibles… et bidouillées!

Les exemples d’aberration statistiques dans la construction des indicateurs de mesure et de suivi sont nombreux dans ce document! Mais je me limite à un seul (et ne me demandez pas plus), je ne veux pas paraître négatif ou jugé peu patriote par les promoteurs de ce plan. La chronique est déjà longue pour expliquer la dizaine d’erreurs à vérifier ou à clarifier, selon ma modeste lecture analytique.

3- Des indicateurs confondants et illusoires

Mon exemple d’illustration des aberrations recensées, concerne l’opérationnalisation de l’objectif principal, celui visant l’augmentation du revenu brut per capita entre 2023 et 2025 (3 ans).

Dans ce PowerPoint, on postule que ce Plan va profiter aux Tunisiens et Tunisiennes en augmentant sensiblement leur revenu annuel moyen per capita, en le passant de 13 624 dinars (équivalent de presque 4 400 $US) en 2023, à 16 140 dinars en 2025 (soit un arrondi de 5 300 $US).

L’augmentation prévue en dinars courants est donc de presque de 2500 dinars per capita (16 140-13 624) en 3 ans, avec une moyenne de 830 dinars par an. À bien y regarder, ce proxy comporte une illusion monétaire majeure. Il colporte un biais occultant le taux d’inflation attendu, estimé à presque 10% par an, selon les termes propres du ministre de l’Économie.

Tout compte fait, et en dinars constants (terme réel), le Plan 2023-2025, appauvrit les Tunisiens et les Tunisiennes au lieu de les enrichir. Le calcul est simple:

– En tenant compte de l’inflation et donc du taux de 10% par an, le revenu réel devrait au bout de 3 ans atteindre 17 700 dinars, pour maintenir constant le pouvoir d’achat de l’année de départ, à savoir 2023.

– La différence est donc de plus de 1 500 dinars (17 700- 16 140) pour maintenir le même pouvoir d’achat. Un appauvrissement réel (dinar constant) de 1 500 dinars per capita, entre 2022 et 2025. Soit une baisse du pouvoir d’achat de 500 dinars, par an et per capita.

– L’appauvrissement se vérifie même si le taux d’inflation se remettait par magie à un niveau 5%. Et c’est indigne d’un texte gouvernemental qui se respecte.

Plusieurs autres aberrations et illusions monétaires (confusion entre dinar courant et dinar constant) émaillent ce document et lui enlèvent de la rigueur et de la crédibilité. Les calculs au sujet de l’investissement sont aussi foireux, avec les taux d’intérêt directeurs qu’on connaît.

A l’impossible, nul n’est tenu, et avec l’actuelle politique monétaire, l’investissement ne se relèvera pas comme prévu dans ce Plan. L’actuelle politique monétaire se dresse en rempart contre les ambitions de ce Plan! Après tout, la Banque centrale est indépendante et elle fait ce qu’elle veut, me lançait sur un ton sérieux un économiste qui passe dans toutes les radios à Tunis.

4- Aucune évaluation rigoureuse du précédent Plan

Pire encore, ce Plan triennal ne s’est pas appuyé sur une évaluation du Plan précédent, celui-ci était quinquennal et élaboré (bricolé) sous l’ère de la coalition impliquant le parti islamique d’Ennahdha et l’éphémère parti du Nida Tounes, en 2016.

Dans ces PowePoint, les quelques chiffres présentés en rétrospective ne sont pas corrigés des variations cycliques imprévues comme le Covid-19. Elles ne donnent pas les détails et les raisons qui ont fait que le plan précédent n’a pas été implémenté et est resté sur les tablettes poussiéreuses du gouvernement.

Pour le précédent Plan quinquennal, aucune évaluation sommative n’a été faite (et publiée sous forme de reddition de compte) pour comprendre ce qui n’a pas marché dans la mise en œuvre des programmes prévus, et ce qu’il fallait repenser ou faire autrement.

Si on ignore le passé, on ne peut pas construire le futur! C’est ce qu’on enseigne à nos étudiants et étudiantes en Amérique du Nord.

Certes, les partis et élites politiques sont censés assumer une responsabilité historique dans ce type de planification. Mais, les fonctionnaires du ministère des Finances et du Premier ministère aussi, ceux-ci pédalent souvent dans le sens du vent dominant et n’ont pas intégré dans leurs valeurs éthiques l’importance d’une évaluation rigoureuse et un monitoring fiable par des indicateurs de résultats. Et c’est pourquoi, la société civile a son mot à dire… et qu’elle n’a pas dit dans le cas présent.

Tout indique que les fonctionnaires qui ont élaboré ce Plan sont restés cantonnés aux méthodes désuètes prônant une planification axée sur les objectifs, une planification obsolète et aux antipodes de la planification axée sur les résultats observables, mesurables et démontrables hors de tout doute.

5- L’épée de Damoclès!

Cela dit, il ne faut pas être naïf, le président Kaïs Saïed est en mode «panique à bord»! L’épée de Damoclès pendouille pas loin, entre les mains du FMI.

Et pour cause, si le FMI se rétractait totalement, pour reprendre à zéro les discussions au sujet des réformes à engager, le mandat et la légitimité du président Kaïs Saïed se disloqueraient un peu plus. Et pour cause : l’État fera cessation de paiement.

Et plus sérieusement, le président se trouverait alors et de facto sur une pente glissante vers la sortie, et mettant le décor pour plus d’incertitudes sécuritaires pour la suite des choses en Tunisie. Un décor plutôt humiliant pour le président qui s’est retourné contre les institutions qui l’ont mis au pouvoir! Et l’histoire ne pardonne pas ce genre de volte-face et d’acrobatie!

Mais, regardons aussi le contexte pour mieux comprendre. Ce Plan triennal constitue la 4e annonce majeure en une semaine (entre le 25 décembre et 2 janvier). Une autre annonce qui engage le président Kaïs Saïed, lui qui a tous les pouvoirs entre les mains, claironnant l’État c’est moi!

Les trois précédentes sont dans l’ordre: le Budget 2023, la hausse du taux directeur, l’état d’urgence. Tout cela pour se plier en quatre, face aux diktats du FMI, pour quémander les minces dollars du FMI. Le tout la veille du retour au travail du FMI à Washington, après les vacances de fin d’année. Le FMI détient l’épée de Damoclès, rien de moins!

Mais le FMI attend mordicus la lettre d’intentions signée avec la célèbre plume colorée du locataire de Carthage, c’est pour signifier l’ultime humiliation! ASAP (as soon as possible), comme on le dit en anglais!

La lettre d’intention à signer va constituer un contrat, avec presque tous les détails et les chiffres sur les réformes : restructuration des sociétés d’État, flexibilité du dinar, allègement de la taille de l’État, annulation des subventions pour les produits alimentaires, entre autres. Un scénario jugé diabolique par l’UGTT, qui n’aurait pas été consultée dans aucune de ces 4 décisions prises la dernière semaine.

Le connaissant, pour avoir été enseignant universitaire avec lui 6 ans au sein de l’Université de droit et science économies de Sousse, le président Kaïs Saïed va s’y plier, va montrer patte blanche, de gré ou de force (moujbaran akhaka la batal, comme dit le dicton arabe).

Mais, il va le faire en catimini, derrière des portes closes, de façon opaque, en se défaussant sur les autres, mettant l’odieux sur ceux qui «veulent détruire le pays» (selon lui évidemment) !

Blog de l’auteur : Economics For Tunisia.

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