Aux commandes d’un avion Tunisie cloué au sol, Youssef Chahed promet le décollage en 2017, alors que tous les moteurs sont en panne. L’impossible n’est pas tunisien…
Par Yassine Essid
Comment un chef de gouvernement doit-il clôturer les débats et l’adoption d’une loi de finances si controversée et qui n’annonce aucune mesure majeure propre à imprimer un nouveau souffle socio-économique au pays? Erronée dans les faits autant que dans l’esprit, la loi de finances 2017 (LF 2017) aurait pourtant dû imposer à Youssef Chahed de rester vague dans ses vues, imprécis dans ses propos, indéterminé dans ses engagements, indécis dans ses actions. Ses trois mois routiniers passés à la tête de gouvernement n’étaient finalement réduits qu’à des actions ponctuelles qui ne sauraient traduire une pensée véritable ni rigoureuse, encore moins une vision claire de l’avenir de la nation.
Cependant, loin de garder profil bas, M. Chahed a préféré se lancer dans des promesses qui n’engagent que lui avec pour point d’appui l’idée d’un projet économique en total décalage par rapport aux moyens nécessaires à sa réalisation.
La logique aéronautique de M. Chahed
Une loi de finances ne sert pas seulement à définir les dépenses et les recettes de l’Etat. Elle donne surtout les grandes orientations que doivent prendre les finances publiques et, au-delà, résume le projet d’un modèle socio-économique qu’un gouvernement entend mettre en œuvre : politique d’austérité et de rigueur économique ou bien dépensière et de déficit, modèle fiscal équitable ou bien inégalitaire, idéologie conservatrice ou, au contraire, progressiste, politique responsable et humaine ou bien libérale et individualiste. Bref, elle est un tableau de bord opérationnel et un outil de pilotage à court terme.
C’est parce que le chef de gouvernement tient pour le moment le manche qu’il a trouvé plus cohérent d’annoncer que l’année 2017 sera l’année du «décollage». Belle métaphore pour traduire l’action de quitter le sol, de prendre de l’altitude, en poursuivant les réformes à même de préserver la ligne de croissance à une vitesse de croisière indépendamment des conditions conjoncturelles.
Certes, des turbulences sont toujours à craindre, telle la persistance de grands déséquilibres dans le tissu économique du pays susceptibles d’affecter la régularité de l’aéronef, mais elles seront passagères et sans incidence majeure sur le confort des passagers.
Dans la logique aéronautique de M. Chahed, la Tunisie serait ainsi dans la situation d’un avion encore clouée au sol. Fort heureusement, et grâce à son goût décidé pour l’étude de la physique, le chef de gouvernement a osé concevoir un plan hardi: un grand dessein proclamé destiné à nous libérer des pesanteurs économiques avec du suranné et du vieillot dans les idées. Tous les ministres de son gouvernement, certains par pure complaisance, d’autre par ignorance ou parce qu’ils croient réellement que la république est menacée d’un danger imminent, avaient unanimement adhéré à son plan de délivrer enfin le pays de ce péril auquel nous fûmes si longtemps exposés en nous soustrayant aux ravages du sous-développement.
Une notion exotique à l’ère de la mondialisation
Pour rester dans la logique du chef de gouvernement, nous aurions ainsi vécu plus d’un demi-siècle dans l’attente qu’un pur et généreux patriote nous permettre enfin de voler de nos propres ailes. Encore une fois, la question de la possibilité métaphysique de la voyance s’impose et devient contemporaine d’un autre présent.
Délaissant les mots courants aujourd’hui partout en usage, tels ceux de développement, croissance, redressement ou reprise économique, M. Chahed a préféré revendiquer une exigence plus ambitieuse, exprimer une nécessité exagérée, manifester une prétention disproportionnée pour faire le bonheur de tous. Il a eu ainsi l’affligeante maladresse de recourir à ce vieux vocable de décollage, ou «take-off», une notion bien exotique à l’ère de la mondialisation, qui date des années soixante et correspond en fait à la théorie développement énoncée dans ‘‘Les cinq étapes de la croissance économique’’ par l’économiste américain Walt Whitman Rostow à l’adresse des pays alors qualifiés de tiers-monde.
Si l’on se réfère à cette théorie, nous ne serions qu’au stade 2, celui des conditions préalables au décollage (Preconditions for take-off). Ainsi, d’un peuple «arriéré» en civilisation, on s’élèvera très faiblement et progressivement au niveau des peuples avancés qu’excite le développement, incapables de résister aux pures vanités de la croissance et aux mirages de la société de consommation. Grâce à cette politique on substituera le bien-être parfait à l’excessif mal-être.
Imposture des chefs et ignorance des peuples
La lutte contre la crise socio-économique que traverse le pays tourne à la recette-miracle. Car les gouvernements, s’ils ont été capables d’identifier les problèmes, s’étaient tous montrés bien fâcheusement incapables d’user des leviers possibles pour rebondir.
Les nombreux événements sociaux, les défis démocratiques, en plus des incertitudes temporaires, mettent chaque jour en évidence la vulnérabilité du pays en raison aussi de la forte exposition de certaines activités aux turbulences mondiales de l’économie.
Ainsi, la dégradation de l’ambiance politique, l’instabilité sociale, le jeu pervers d’un syndicat peu accommodant et aux visées hors de proportion et les défaillances d’infrastructure, n’encouragent plus le capital financier et font fuir les investissements étrangers en abandonnant des masses d’être à la détresse.
La sévérité de la crise frappe ainsi de plein fouet les plus vulnérables au moment où d’autres semblent la traverser sans même s’en rendre compte. Mieux, leur âpreté au gain trouve, compte tenu du délitement de l’Etat, un terreau fertile à leur avidité de gagner toujours plus d’argent.
Maintenant, comment le chef de gouvernement compte-t-il, même en travaillant le dimanche, réaliser cet hypothétique décollage en l’absence de facteurs de croissance? Le rôle du travail, sa qualité ainsi que le niveau de qualification des travailleurs, la hausse de la productivité, les capacités d’innovation, l’implantation de petites et de moyennes entreprises dans des milieux défavorisés, sont autant de facteurs que la LF 2017 n’annonce pas et que le gouvernement ne pourra pas transformer en actions.
On parle souvent, trop souvent même, du problème lancinant du développement régional. Il a mobilisé régimes et pouvoirs publics, provoqué les colères des populations qui souvent dégénèrent en rebellions, mais demeurera toujours sans solutions tant que rien n’est spécifié.
Sans la compréhension des effets des structures socio-spatiales, en particulier la prégnance du modèle culturel local à forte composante religieuse, clanique ou partisane sur les conditions du développement, on n’arrivera jamais à rien.
Il faut une autre approche qui mettra à contribution géographes, historiens, économistes et sociologues qui produiront sur ces régions des analyses dont la plupart doivent s’inscrire dans une démarche délibérément pluridisciplinaire.
Par ailleurs, la mobilisation des capitaux repose avant tout, sinon exclusivement, sur la contribution de l’Etat via les institutions financières internationales. Les investissements privés interviennent dans un second temps mais contribuent peu à la consolidation du processus engagé.
Au vu de l’immaturité politique dans ce pays, de son avenir compromis, de sa mauvaise gestion, je me demande si finalement Youssef Chahed n’a pas été bien inspiré, à l’insu de son plein gré, d’utiliser ce vocable bien adapté aux sociétés en régression où l’économie dégénère en corruption, la parole politique en vulgarité, les échanges économiques en malversations, la recherche du profit en cupidité, la justice fiscale en inégalités sociales.
Pendant ce temps, tout ce qui est de nature d’exciter le développement est évacué. On s’accorde à ne pas reconnaître les grands talents, les originalités marquées, à décourager l’innovation et à mal récompenser l’effort.
L’imposture des chefs et l’ignorance des peuples deviennent alors une fatalité inévitable.
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