Le vrai problème de la Tunisie actuelle n’est ni cherté de la vie, ni la dette, extérieure, ni le chômage endémique, mais… l’obscurantisme.
Par Amor Cherni*
Secoués par le fléau qui a frappé notre pays et pris d’insomnie pendant deux jours et deux nuits, nous décidâmes, Ghaylan et moi, d’aller de bon matin à la montagne, consulter le vieil oracle qu’est Zarathoustra.
Ce Zarathoustra est un sage sauvage, ou un sauvage sage, comme il vous plaira de le dire, qui a décidé depuis longtemps de «fuir les hommes pour ne pas les haïr», mais qui n’a jamais cessé d’être agité par leurs maux et tourmenté de leur avenir.
Nous le trouvâmes sur une cime en train de dialoguer avec le soleil et de pester contre le vent qui ramenait ses longs cheveux sur ses yeux chaque fois qu’il les écartait pour bien voir le soleil. Nous attendîmes un moment que son dialogue fût terminé et que sa colère fût apaisée et nous nous apprêtions à l’aborder, alors qu’il s’était déjà aperçu de notre présence et posait sur nous un regard de plomb.
— Qu’est ce qui vous amène, mes enfants, nous dit-il, dans un état si pitoyable?
— Oh! Zarathoustra, nous sommes tristes et chagrins! Notre pauvre patrie est malade, elle souffre, elle saigne, elle est ensanglantée! Nous sommes venus vous consulter dans l’espoir d’avoir un diagnostic, sinon un remède.
— Mes enfants, je ne voudrais pas vous fâcher, mais votre patrie souffre d’un mal incurable. La thérapie n’est pas à portée de vos mains.
— C’est quoi Zarathoustra? La cherté de la vie qui empoisonne la vie de nos concitoyens? L’évasion fiscale qui fait perdre à l’Etat 40% de notre budget? La dette qui le grève de 20 à 25% de son volume? Le chômage endémique qui atteint 15 à 20 % de la population active? L’arrêt d’extraction du phosphate qui nous fait perdre des marchés, qui contraint le complexe de Gabès à fermer ses portes et surtout qui nous fait perdre des millions de dinars?
Les grèves et les sit-in qui perturbent la production et «mettent les bâtons dans les roues» aux gouvernements successifs, qui ne demandent qu’à en avoir pour justifier leur notoire incompétence? La sécheresse du mois d’avril et la semaine du «chehili» (sirocco) qui ont frappé notre pays et nous ont fait perdre 50% de notre récolte? Le terrorisme qui s’abat sur nous depuis l’accession de la «troïka» (l’ex-coalition gouvernementale dominée par le parti islamiste Ennahdha, Ndlr) au pouvoir et qui fait voler en éclat les rêves argentés de nos hôteliers et nous fait perdre du même coup des rentrées en devises pour un peu payer nos dettes et un peu être subtilisées par les détournements?
— Oh! Mes enfants, tout cela n’est rien devant le mal qui frappe votre patrie!
— Mais pourquoi, Zarathoustra, trouvez-vous que tout cela n’est rien?
— Je vais vous le dire: supposez que le Front populaire (FP). prenne demain le pouvoir ; qu’il impose un blocage des prix pour au moins deux ans (votre Bourguiba ne l’a-t-il pas fait pour une décennie?); qu’il arrive à obtenir, sinon l’annulation d’une partie de la dette (surtout l’odieuse), du moins une suspension de paiement et un moratoire (comme la Grèce est en train de le négocier avec ses créanciers); qu’il arrive à trouver un compromis avec l’UGTT (ce qui ne lui est pas difficile, la centrale syndicale ne demandant que cela); qu’il initie une réforme qui lui fasse gagner les 40% perdus pour cause d’évasion fiscale; qu’il arrive à assainir les zones corrompues des finances, de la contrebande, de la justice et de l’administration; qu’il remette sur pied votre appareil sécuritaire, devenu républicain depuis la Révolution et dont la compétence est reconnue; qu’il fasse reprendre confiance en elle à votre vaillante armée nationale; qu’il communique son enthousiasme et son abnégation à votre peuple de façon qu’il se remette au travail comme un Stakanov, etc. Hé bien ! Mes enfants votre pays n’aura rien fait avec tout cela et vous continuerez à souffrir du mal endémique.
— Mais quel est ce mal Zarathoustra? Dites-le nous, nous sommes à bout!
— Oh mes enfants, c’est un mal terrible et le mot pour le dire est déjà effrayant.
— Dites, dites Zarathoustra! Nous sommes prêts à tout ! Nous avons connu les arrestations, la torture, les geôles de la DST, la Cour de Sûreté de l’Etat, la radiation de la fonction publique, le chômage, la misère, mais nous n’avons pas connu le désespoir.
— Mes enfants, soyez courageux, tenez-vous bien. Le grand mal dont souffre votre patrie a pour nom OBSCURANTISME !
— Oh Zarathoustra ! Il est bien bizarre ce nom et est bien grave la maladie qu’il désigne. Mais qu’est-ce en réalité?
— Mes enfants, je vais être bref et clair. C’est un mal qui frappe vos élites.
— Comment cela, Zarathoustra, nous croyions avoir les meilleures des pays arabes et maghrébins?
— Certes, répondit le sage, vos élites ont été bien scolarisées. Elles ont lu Al-Jahidh et Al-Ma‘arrî; elles ont fait des maths et de la physique, les lettres et les sciences naturelles et même un peu de philosophie. Elles ont connu la gravité universelle, la thermodynamique et la sélection naturelle. Elles ont su que la terre est ronde, qu’elle tourne autour du soleil, que les planètes s’attirent selon la loi de Newton, que le cœur se trouve à gauche, qu’il bât, comme l’a montré Harvey, en envoyant le sang dans les artères et en le recueillant par les veines, que l’humanité plonge ses racines dans l’animalité, etc. Mais un jour, elles ont décidé d’oublier tout cela, de cadenasser leur tête et d’aller s’assoir devant un «meddeb» (maître d’école coranique, Ndlr) qui croit que la terre est plate, qu’elle est au centre du monde, que le soleil tourne autour d’elle; qui ne sait de quel côté se trouve le cœur, ni comment il bat, ni comment se fait la digestion, ni la respiration, ni où se trouve Ndjamena, ou Tombouctou; qui croit fermement que l’humanité provient d’Adam qui a tiré sa compagne de sa côte inférieure, que nous sommes surveillés par deux anges et menacés par les djinns, etc. C’est chez ce «meddeb» que vos élites, enseignants, ingénieurs, médecins et avocats, sont allées apprendre comment approcher son épouse, comment se comporter avec ses enfants, avec ses voisins, ses patients et ses clients; comment égorger le mouton, par quoi rompre le jeune, sur quel pied descendre du lit le matin et quantité d’autres questions hautement métaphysiques !
— Oh grand sage, avions-nous répondu, mais quel est l’origine de ce terrible mal ?
— Le despotisme, mes enfants, le despotisme ! C’est lui qui est responsable de vos maux ; c’est lui qui, imposant l’idée de despote/père, fait régresser les peuples et infantilise les hommes ; c’est lui qui avilit les consciences et asservit les âmes. C’est lui qui, vidant les lycées et les universités de leur substance, fait qu’au lieu de produire des savants et des poètes, ils produisent plutôt de hauts techniciens de la mort!
— Oh grand sage! Vous nous avez terrassés par ces révélations, mais que faire?
— Battez-vous mes enfants, battez-vous courageusement contre l’obscurantisme; diffusez les Lumières. Ouvrez les livres, consultez vos marabouts: ils vous diront tous: «Lumières, Lumières!» D’Al-Fârâbî à Ibn Rushd, de Galilée à Descartes, de Diderot à Rousseau, pour ne pas en citer d’autres, ils vous répéteront tous, comme Mhamed Ali et Hached, la même leçon, celle qu’a résumée depuis longtemps le vieux sage de Kœnigsberg: «Accédez à la majorité, pensez par vous mêmes!».
Tout d’un coup, une tempête se leva qui emporta à l’instant Zarathoustra, ne nous laissant qu’un écho qui retentissait dans les airs : Lumières, Lumières, Lumières !
(Chroniques des années surréelles, 28/6/15).
* Professeur de philosophie.
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