Que dirait Hached s’il voyait à quel niveau s’est abaissé le syndicalisme en Tunisie ? Il ne se retournerait pas dans sa tombe; il reviendrait remettre de l’ordre dans sa maison.
Par Farhat Othman *
Faut-il le rappeler? Le syndicalisme dérive du mot latin syndicus qui veut dire «avocat et représentant d’une ville». Or, cela suppose que l’avocat est cette personne qui défend une cause, une idée, qui intercède pour une autre personne. On sait bien que cela n’est plus nécessairement le cas quand on défend moins les valeurs humanistes que les intérêts. Ne parle-t-on pas de syndicat du crime?
Le syndicalisme, en Tunisie, encore nourri de l’esprit de Farhat Hached, fondateur de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), n’en est pas encore là; mais il est sur la pente qui y mène si l’on ne se décide pas à revitaliser l’héritage de notre éminent syndicaliste en mettant le holà à toutes les dérives auxquelles l’on assiste au nom d’un syndicalisme dévergondé.
Honneur et déshonneur du syndicalisme
Quand on voit ce que vient de faire le syndicat des imams pour bâillonner la libre création au nom d’une lecture antéislamique de leur foi, on ne peut que crier: ce n’est pas du syndicalisme, mais de la bigoterie !
Quand on voit ce que font les syndicats de l’enseignement qui, quel que soit le reproche que l’on peut adresser à leur ministre, ne peuvent agir comme ils le font, on ne peut que se récrier : ce n’est pas du syndicalisme, mais du charlatanisme !
Quand on voit le syndicat supposé perpétuer l’œuvre de Hached apporter son soutien à cette réclamation nulle et non avenue consistant à exiger le remplacement d’un ministre par un autre, flagrante immixtion dans la gestion politique du pays, on ne peut que se récrier de nouveau : ce n’est pas le syndicalisme de Hached, mais de l’anarchosyndicalisme !
Bien pis ! C’est de l’antisyndicalisme, tout sauf cette association au noble but de défendre les droits et les intérêts des travailleurs auprès du patronat ou des employeurs contre l’administration publique.
Sur une pente dangereuse, le syndicalisme en Tunisie est en train de perdre son honneur; il dévie de l’action pour le bien le plus large, l’intérêt du plus grand nombre, versant dans une sorte de syndicalisme de combat, mais pas pour l’honneur et les valeurs, plutôt pour le déshonneur de l’esprit syndical.
Certes, on a connu dans le monde ce qu’on appelle anarchosyndicalisme et syndicalisme révolutionnaire ou antiétatiste; cela ne correspond ni à l’histoire ni à l’âme du syndicalisme tunisien. Pour ce mauvais ersatz de syndicalisme, les affaires du pays, économiques particulièrement, doivent être placées sous le contrôle direct des travailleurs, et donc gérées par les syndicats. D’ailleurs, un tel faux syndicalisme est apparu lorsque des anarchistes sont entrés massivement dans le mouvement syndical de certains pays.
Serait-ce le cas du futur syndical en Tunisie, les anarchistes étant remplacés par les islamistes, intégristes ou crypto-intégristes ? On y est presque si l’on ne se décide d’urgence, de part et d’autre, à y mettre le holà !
Lassaad Yaakoubi, secrétaire général du syndicat de l’enseignement secondaire, croit être habilité à exiger le limogeage du ministre de l’Education Neji Jalloul. Le syndicalisme tunisien marche sur sa tête!
Crise identitaire du syndicalisme
Il se passe pour le syndicalisme en Tunisie ce qu’on a déjà vu pour la science ou le rationalisme. Au nom du cartésianisme, on verse dans le cartésisme et au non de la science, on ne fait que du scientisme. En politique, cela revient à faire de la politicaillerie, la «boulitique» selon l’expression populaire. C’est le cas du syndicalisme tunisien désormais qui n’a plus rien du vrai combat syndicaliste; il était un «saint-dicalisme», si j’ose cette orthographe, et il est devenu un «vicieux-dicalisme» tant il cultive le machiavélisme.
Cela ne serait que puéril si l’action syndicale n’était devenue qu’incertaine quant à ses valeurs du fait de ses prétentions taxinomiques aux relents idéologiques sans l’humilité de la prise en compte des réalités du pays et du réel du peuple. Or, la situation actuelle augure d’un repli axiologique particulièrement pénible à supporter pour les travailleurs et les vrais syndicalistes qui ne peuvent ni ne doivent se résoudre à accepter une telle défiguration de l’héritage de Hached, muant au mieux en une sorte de syndicalisme d’affaires d’inspiration américaine.
Il est vrai, l’influence d’outre-Atlantique est grande sur le syndicalisme tunisien, j’en avais déjà fait l’archéologie(1); mais cela ne doit pas augmenter la crise identitaire actuelle affectant le monde du travail soumis à une terrible dictature, non seulement du capitalisme sauvage, mais aussi d’un islamisme violant la religion; c’est ce que je qualifie de capitalislamisme sauvage.
Des voix justes ont déjà sonné le tocsin d’alarme, dénonçant un syndicalisme corporatiste qui n’a pour but que de déstabiliser le pays dans l’espoir de mettre la main sur toute rente possible, celle du pouvoir en premier.
Or, le vrai syndicalisme en Tunisie, dès Mohamed Ali El-Hammi jusqu’à celui qu’incarne Hached, est certes teinté de politique, mais patriotique; il reste d’abord un syndicalisme d’action et de contestation sociale, assumant sa dimension politique en une farouche volonté de lutte, mais uniquement en vue d’imposer une plus grande justice, dans tous les domaines, notamment en termes juridiques.
Que font les syndicats actuels et la puissante centrale héritière de l’oeuvre de Hached ? Absolument rien de nature à contribuer à la réconciliation de la politique et du syndicalisme avec la société, car on dresse les uns contre les autres. On le voit bien dans le domaine de l’enseignement où l’on réclame la tête du ministre le plus populaire du gouvernement, notamment auprès des élèves et de leurs parents. Quelle plus grande preuve de faillite syndicale !
Il est temps qu’on arrête de ne vouloir que jouer au petit chef au nom d’un syndicalisme de combat qui n’est plus que celui de l’intrigue et des intérêts mesquins. Le vrai syndicalisme révolutionnaire, celui de Hached, est d’abord éthique et éthiquement saint, le «saint-dicalisme» déjà évoqué. C’est donc bien plus un syndicalisme de proposition que seulement de contestation stérile. Et ce sont des propositions crédibles, honnêtes et éthiques, non pas dogmatiques et obscurantistes.
Il faut bien que perdure en Tunisie le syndicalisme de contestation, mais sans négliger à la base l’âme tunisienne, en étant donc syndicalisme de proposition et de construction, non de destruction. Nullement ce type de syndicalisme social libéral d’accompagnement des projets patronaux et désormais religieux, plutôt d’accompagnement des exigences populaires dans tous les domaines, surtout en termes de droits et de libertés, y compris dans les domaines les plus sensibles.
C’est cela le syndicalisme de Hached que violent les menées actuelles de maximalistes crispés et vindicatifs prenant en otage les intérêts du plus grand nombre, n’ayant rien du syndicalisme militant désintéressé, faisant sombrer le mouvement syndical tout entier dans un syndicalisme d’affaires capitalislamiste.
Il est temps que les syndicalistes sincères se réveillent de leur léthargie et osent agir enfin pour sortir leur mouvement de sa crise identitaire actuelle qui dénature l’oeuvre de Hached, tournant le dos au patriotisme qui a été, chez lui, d’abord un activisme réformiste. Car au nom d’un illusoire syndicalisme démocratique indépendant, on ne fait que rendre chimère le rêve parfaitement réalisable en notre pays depuis le coup du peuple tunisien, d’un syndicalisme créateur d’une Tunisie nouvelle, tel celui qui a permis le recouvrement de l’indépendance nationale.
* Ancien diplomate et écrivain, auteur de ‘‘L’Exception Tunisie’’ (éd. Arabesques, Tunis, 2017).
Note :
1- cf. Archéologie du rôle du mouvement syndical dans la lutte politique en Tunisie (en arabe).
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