L’obsession du risque judiciaire, désormais présente chez les médecins tunisiens, établit de nouvelles relations avec les avocats, censés les protéger contre les dérives de la machine judiciaire.
Par Dr Mounir Hanablia *
Un très important colloque s’est tenu à Sousse sous les auspices de la fondation Hanns Seidel, avec les participations du syndicat des propriétaires des cliniques, du conseil régional de l’Ordre des Médecins, du conseil régional de l’Ordre des Avocats, et un certain nombre d’autres associations. Il a porté sur les aspects juridiques de la responsabilité médicale, sa réalité et ses perspectives.
Comme bien souvent ce débat d’un grand intérêt n’a pas suscité celui des médias et par conséquent du public. Il a néanmoins eu le mérite à mon avis de poser les bases d’une réflexion susceptible de dissiper certains malentendus et préjugés que les médecins entretiennent vis-à-vis de la justice dans les plaintes déposées contre eux pour des erreurs médicales.
Peut-on dépénaliser la pratique médicale ?
Certaines communications ont été, il faut l’avouer, brillantes de clarté et de concision, en particulier celles de Maître Mahmoud Yaakoub, et celle du juge Ali Kahloun, qui, en usant de la langue arabe littéraire, ont vraiment fait honneur à leur profession.
Pour le reste, et sans entrer trop dans les détails, il est apparu que l’une des revendications principales soulevées par les médecins lors dernières grèves générales concernant une dépénalisation de la pratique médicale était, sur le plan des principes, d’autant plus irréaliste que la législation actuelle ne dissocie pas la responsabilité civile de celle pénale dans la médecine.
Toujours dans le même ordre d’idées, il est apparu d’abord que le parquet pouvait détenir un inculpé pendant une année pour les besoins de l’instruction, et que le juge n’était nullement tenu de suivre l’avis des experts ni des expertises; exit donc la violation de droits, dont aurait victime le Dr Slim Hamrouni, et qui avait mobilisé dans l’indignation la totalité de ses collègue.
Sur un autre registre, en matière de responsabilité médicale, il s’est avéré que la justice ne faisait pas la distinction entre erreur médicale et aléas thérapeutique, le dommage corporel constituant le fait matériel sur la foi duquel la responsabilité était établie.
C’est heureux pour les médecins tunisiens, si prompts à se plaindre qu’il en soit ainsi; dans les pays où il existe une loi contre la mise en danger délibérée, le délit n’attend pas le dommage, c’est le non-respect des règlements et des recommandations professionnelles qui est constitutif de la faute.
C’est ainsi que l’utilisation de stents périmés n’a pas été considérée comme un crime l’été dernier, dans ce pays, tant qu’elle n’a pas entraîné de dommages corporels, ce qui est pour le moins paradoxal et démontre toutes les insuffisances de la législation actuelle. Et cela devrait exclure donc toute prétention à une quelconque impunité établie sur l’intention de guérir au moment des faits.
Les médecins manifestent pour la libération de leur collègue Slim Hamrouni.
La corporation médicale doit aussi rendre compte
Dès lors, l’autre revendication soulevée par la corporation médicale, celle d’un code professionnel, censé protéger ses membres contre des dérives supposées de la Justice, devrait être relativisée : en France et aux Etats Unis, un tel code n’existe tout bonnement pas, et dans les pays où il existe, il ne porte que sur la responsabilité civile et non pas pénale.
Ceci soulève néanmoins la question de l’assurance couvrant le risque médical et des compensations financières dues aux familles des victimes; et si dans certains pays un fond de solidarité sociale en constitue la charnière, en Tunisie, la question du financement d’un tel fond n’est pas prête à être résolue, ni les médecins, ni les propriétaires des cliniques n’étant désireux d’ajouter à des charges financières considérables, d’autres qui le seraient plus encore.
On a ainsi l’impression que ce soi disant Code de la profession médicale risque donc de ne jamais voir le jour, sinon, s’il en est, de demeurer lettre morte.
Quoiqu’il arrive, un représentant du Conseil national de l’Ordre des Médecins a assuré que la réalisation d’un tel code, chargé de remplacer les lois obsolètes (tant que ça?) établies en 1912, prendrait des années. Et en fin de compte, la corporation médicale doit réaliser qu’après avoir superbement ignoré l’environnement dans lequel elle évoluait, au nom d’une sacrosainte altesse de la vérité scientifique, et des protections politiques dont elle avait pendant des années bénéficié, elle doive désormais rendre des comptes concernant l’exercice professionnel.
Ceci nécessite de sa part d’abord un effort de réflexion sur la réorganisation rationnelle de la pratique médicale chargée de fractionner le risque médico-judiciaire entre plusieurs intervenants, et c’est plus difficile pour les juges de condamner plusieurs médecins agissant simultanément, qu’un seul.
Mais le plus difficile sera de convaincre tous les privilégiés, qui accaparent les principales ressources issues de l’activité professionnelle, de se conformer à des normes de travail respectant la sécurité des patients: il y a des anesthésistes réanimateurs dans les cliniques qui prennent simultanément en charge l’induction et la surveillance anesthésique de plusieurs malades, et fatalement un jour ou l’autre, un «accident» finit par se produire.
Les nécessaires réformes de la pratique médicale
Dans le domaine de l’angioplastie coronaire, il y a des cardiologues qui, pendant des années, ont fait 5 à 6 angioplasties coronaires par jour, et qui, le soir, abandonnaient leurs patients dans les cliniques pour aller faire des consultations de 40 malades entre 18 heures et 22 heures. Est-ce des pratiques raisonnables de l’exercice professionnel? Nullement ! Mais quand des propositions ont été faites, que les cardiologues interventionnels restent dans les cliniques et abandonnent la cardiologie de cabinet, il y a eu une levée de boucliers unanime; personne n’a voulu, à commencer par les propriétaires des cliniques, qui, d’une manière ou d’une autre, en usant de différents moyens de pression, font pratiquement obligation aux médecins fréquentant les cliniques de ramener le maximum de patients, et qui ont besoin de créer des «super vedettes» capables de drainer les malades vers leurs établissements.
Le résultat de ceci est que certains médecins se font un chiffre d’affaires annuel proche du montant de a récompense d’un prix Nobel, et naturellement en étant loin d’en partager les mérites.
Il y a donc des normes médicales qui sont ignorées du fait de rapports de force et d’intérêts ayant cours au sein de la corporation. Or ni le Conseil de l’Ordre des Médecins ni les sociétés savantes et encore moins le ministère de la Santé publique, n’ont, pendant des années, eu la volonté d’imposer des normes contraignantes au corps médical, soi-disant au nom du respect de son indépendance professionnelle.
Dans ces conditions, il est plus que douteux que les choses changent au sein de la profession. Des médecins continueront de temps à autre à aller en prison, et leurs collègues continueront à hurler de temps à autre à la fatalité, à l’injustice, à l’ingratitude et au sous-développement du peuple, à l’ignorance et à la mauvaise foi des juges, à la perfidie des journalistes; cela dispensera toujours les privilégiés de la profession d’instituer les nécessaires réformes de la pratique médicale, seules à même d’assurer autant la sécurité judiciaire du corps médical, que de minimiser le risque d’erreurs dont pourraient être victimes les patients.
A tout le moins, l’un des effets pervers de cette obsession du risque judiciaire, désormais présente chez les médecins, risque d’être constitué par ces nouvelles relations établies avec les avocats, censés les protéger contre les dérives de la machine judiciaire, en particulier les détentions.
Au cours du colloque de Sousse, des avocats avaient d’ailleurs commencé à proposer leurs services en ce sens. Qui a dit que l’irruption du droit dans la pratique médicale, tuait le business?
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
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