Si les Tunisiens ne voudraient pas voir l’extrême droite gouverner en France, pourquoi la tolèrent-ils dans leur propre pays sous l’apparence du parti islamiste Ennahdha?
Par Farhat Othman
Le premier tour des régionales en France a rendu son verdict; ce qui était attendu advint : le Front national, parti d’extrême droite, est en tête crédité d’au moins trois régions, le nombre étant en mesure de doubler au second tour selon le jeu des alliances et des stratégies partisanes qui s’ouvre au lendemain du scrutin d’hier.
Les médias se focalisent sur cet aspect des choses, estimant le Front national désormais premier parti de France loin devant le parti majoritaire rétrogradé en troisième position derrière le principal parti d’opposition de la droite classique, dite modérée.
Or, on se doit d’être attentif aux mots, ne leur donnant que leur sens exact au risque de passer à côté de l’essentiel. Outre le rappel nécessaire du vrai sens des régionales françaises, quels enseignements pourrait-on donc tirer pour la Tunisie de ce premier tour en notre monde globalisé où le sort des pays est interdépendant, notamment en Méditerranée ?
Le parti de l’abstention est le vrai gagnant
Rappelons d’abord la nature de ces élections. Il ne s’agit pas d’un scrutin national, législatives ou présidentielle, le seul qui compte dans la tradition politique française.
Certes, les régions ont de plus en plus de pouvoir et d’importance dans la vie publique française, pouvant surtout servir de tremplin pour des victoires nationales futures; mais il reste du chemin entre le pouvoir central hypertrophié à la française et un pouvoir décentralisé malgré tout limité, dont il importe de mesurer l’étendue et la nature.
Ensuite, il importe de noter surtout le fait essentiel qui a été la forte abstention. Aussi peut-on dire avec raison que le seul parti sorti vainqueur hier fut celui des abstentionnistes.
En effet, la forte abstention fait que la supposée victoire de l’extrême droite française a été réduite à ne représenter que moins de 40% des Français. On est bien loin de la majorité du peuple!
Encore une fois, cela met l’accent sur la différence toujours grande et de plus en plus importante entre pays légal et pays réel. C’est ce hiatus qu’on néglige en démocratie, faisant pourtant le lit de la crise de ce régime, le moins mauvais des régimes politiques, pouvant précipiter son déclin.
L’autoritarisme est le vrai perdant
En maintenant des élections au lendemain d’attentats sanglants, en plein état d’urgence, les autorités françaises qui s’attendaient à des résultats médiocres ont espéré limiter la casse, comptant sur un sursaut national en leur faveur. D’autant plus qu’elles n’ont pas lésiné sur les initiatives par trop controversées en matière des libertés, espérant restaurer la fameuse autorité de l’État par un excès d’autoritarisme.
Avec ces élections maintenues dans un contexte de limitations draconiennes, aggravé par une loi votée précipitamment s’en prenant encore plus aux droits et libertés au nom de la sécurité, an a banalisé un autoritarisme d’État au moment même où il aurait fallu plutôt en augmenter la cote de confiance auprès des gens, seule garantie d’autorité vraie.
On a ainsi oublié que dans les périodes troubles comme celle que vit la France et tout le monde, c’est le discours le plus extrême qui se trouve privilégié, car l’électeur l’estime plus original que celui venant le singer, et ce même avec des initiatives voulant être encore plus extrêmes que celles des extrêmes.
De fait, la banalisation de l’autoritarisme étatique ne renforce nullement l’État, mais profite à ceux qui s’agitent sur ses marges pour investir son centre avec leur discours originellement autoritaire, mais devenant plus attractif en se parant d’atours politiquement corrects. C’est ce qui est arrivé avec l’extrême droite française qui a réussi le tour de force de se faire courtiser par la droite classique qui en est même venue chasser sur ses terres réservées.
Crise avérée de la démocratie
Tout en n’oubliant pas la nature particulière de ce premier tour, on ne peut que songer à l’argument supplémentaire qu’il apporte à la crise de la démocratie en Occident. Ainsi, une minorité qui s’exprime peut devenir la majorité engageant tout un pays.
Nous ne devons jamais oublier que le gouvernement de la France a déjà failli basculer au niveau national dans le giron de l’extrême droit lorsque son ancien héraut Le Pen père a réussi l’exploit de se maintenir au second tour de la présidentielle en 2002.
Sa fille et sa petite fille peuvent aujourd’hui nourrir légitimement le rêve de transformer l’essai de ces régionales en remportant la présidentielle de 2017. Pourquoi pas au vu de la déliquescence actuelle de la politique en France et ailleurs en Occident? N’a-t-on pas vu Hitler arriver au pouvoir le plus légalement du monde?
Comme tout dans la vie, la démocratie formelle est en fin de parcours et il est impératif de la revitaliser, passer à une post-démocratie. Le mécanisme électoral tel que pratiqué est devenu sinon néfaste du moins stérile.
Certes, on en est conscient au point que d’aucuns parlent de rendre le vote obligatoire, ce qui est la négation même de l’esprit de la démocratie et ne serait que cautère sur jambe de bois.
En effet, le vrai esprit démocratique réside dans l’intérêt de tout un chacun pour la chose publique, intérêt qu’il faut susciter et qui ne peut l’être qu’en se penchant sur ce qui intéresse le citoyen : sa vie quotidienne.
C’est pour cela que la démocratie est amenée à se soucier moins de structures nationales que locales, moins d’autorités désincarnées, éloignées des réalités de tous les jours, que de le vie au quotidien. Un responsable de quartier, le délégué chez nous, un président de municipalité et un gouverneur ou un préfet doivent désormais être plus importants en termes de pouvoirs réels qu’un ministre, un chef de gouvernement ou même un président de la République.
C’est cela la vraie incarnation de la puissance populaire (archie en grec) que le supposé pouvoir des représentants du peuple (la cratie grecque ) ne traduit plus; aussi nous faut-il passer de la démocratie (la cratie du demos, le peuple) à la démoarchie (l’archie du peuple) !
Avènement d’une mutation inéluctable
Il est un fait qu’on ne peut négliger, les événements en France n’en étant qu’un épiphénomène: les drames qui se multiplient dans le monde nous renseignent sur l’avènement programmé d’une mutation nécessaire de nos concepts périmés dont celui de la démocratie.
Ainsi, pour parler de ce qui nous intéresse en premier, la Tunisie qui est en transition démocratique ne doit plus singer un régime occidental en fin de vie; elle se doit de réinventer la démocratie, passer à une post-démocratie, la démoarchie précitée.
Elle a l’occasion de le tenter avec la préparation en cours du code électoral qui, quitte à prendre tout le temps nécessaire, ne doit pas reproduire chez nous ce qui ne marche plus ailleurs.
Exit donc le scrutin de liste pour un scrutin uninominal rationalisé supposant un contrat de mission entre l’électeur et l’élu rendant ce dernier comptable de son programme, y compris en cours de mandat.
Exit aussi l’actuelle représentation populaire à l’assemblée qui démontre avec l’absentéisme endémique de ses membres à quel point le système actuel est devenu pernicieux et obsolète. On y aidera en rompant tout lien entre politique et argent, osant supprimer les privilèges et intéressements s’attachant au mandat électoral et censés aider le politique dans sa mission quand ils ne font qu’appâter les profiteurs. On l’a vu et on le voit encore avec nombre de députés ou de responsables nationaux pour qui le somptueux train de vie doit faire l’institution dont l’apparence prime la politique, comme l’illustre à merveille l’Instance Vérité et Dignité (IVD).
Servir le pays doit se faire, sinon bénévolement, du moins sans gain particulier par rapport à l’état antérieur à la charge politique assumée; cela assainira les allées du pouvoir, n’y laissant que ceux qui sont motivés par le service de la patrie; et ils existent !
Un nouveau système doit être pensé qui permettrait de privilégier au plus haut point l’élection au degré le plus près du citoyen et d’où découlerait, par un système ascendant d’élections ascendantes d’élus locaux, personnellement choisis selon un contrat de mission révocable, pour arriver à l’élection finale de ceux devant siéger à une assemblée devenant alors réellement représentative.
C’est un peu la pyramide du pouvoir actuellement à l’envers qu’on mettrait à l’endroit.
Le sort lié des démocraties
L’état déplorable du monde actuel est la marque du retour de la passion et de l’émotion au-devant de la scène publique; le fanatisme islamique, certes, mais aussi les excès nationalistes de tous genres, ne traduisant rien de moins que le fameux retour du refoulé issu d’un monde fini où le déséquilibre et les inégalités ont atteint le point de non-retour.
Il est en ce monde un besoin irrépressible de justice et d’équité se traduisant au degré le plus basique des communions émotionnelles communautaires autour de valeurs spirituelles, réelles ou viciées, ne manifestant pas moins une recherche d’authenticité.
C’est ce retour à des racines, réelles ou mythiques auquel nous assistons que ce soit dans les turpitudes des jihadistes ou le comportement des votants dans les démocraties les plus vieilles. Il s’agit d’un même comportement se manifestant selon les circonstances propres à chaque environnement.
Une telle volonté d’enracinement se fait communautarisation de la vie, religieuse ou profane, le vote xénophobe en France n’étant que l’exacte réplique politique des menées terroristes du refus de l’autre, érigé en différent absolu et abaissé au degré de victime expiatoire.
Or, la plus saine expression et la plus typique d’un tel réflexe, somme toute normal en temps de périls, reste la vie au plus petit degré de ses manifestations, le quartier, le village, la ville.
Ainsi est-il sûr que les cris d’orfraie de certains médias français face au supposé danger fasciste que représenterait la droite extrême autorisent ici en Tunisie de les interpeller sur leur attitude face à la carte islamiste en pays d’islam que joue l’Occident.
Ne s’agit-il pas aussi de la droite extrémiste de chez nous ainsi supportée ? Quelle différence y a-t-il au fond entre le Front national en France et un parti islamiste comme celui que l’Occident impose à la Tunisie et à certains pays arabes; ne font-ils pas tout autant l’éloge de l’authenticité nationale. N’impose-t-on pas à la Tunisie une union sacrée entre les options idéologiques opposées? Qu’est-ce qui empêcherait donc une semblable union en France entre droit extrême et gauche modérée?
Il est bien temps que ceux qui sont choqués aujourd’hui par la victoire du Front national français réalisent, en Tunisie comme ailleurs en Occident, que la législation actuelle en Tunisie issue de la dictature et toujours en vigueur est bien plus scélérate que ce que voterait demain le parti extrémiste s’il arrivait au pouvoir. Pourtant, on s’en accommode et bien pis, on souhaite l’aggraver avec le soutien de la carte islamiste, un parti qui entend toujours ajouter la dictature morale de son dogmatisme à la dictature actuelle de notre législation liberticide.
Ne doit-on pas sortir enfin de la politique de deux poids deux mesures? Si l’extrême droite ne doit pas gouverner en France, pourquoi donc la tolérer sous apparence islamiste à ses portes, en une Tunisie dont le sort ne saurait qu’influer tôt ou tard, directement ou indirectement, sur celui de l’Hexagone?
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