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Plaidoyer pour la dépénalisation du cannabis

Il ne suffit plus de vouloir excuser la première consommation du cannabis, ainsi que le prévoit le projet du gouvernement, il faut dépénaliser cette drogue douce, comme s’accordent à dire tous les experts.

Par Farhat Othman *

L’arrestation des deux jeunes élèves de terminale de Siliana pour consommation de cannabis à la veille de leur baccalauréat pointe du doigt, à nouveau, la responsabilité de nos autorités dans l’encouragement indirecte à la délinquance des jeunes en détruisant leur vie pour une peccadille.

Aussi, plus que jamais, s’impose l’abolition de la pénalisation du cannabis dont seule la consommation assidue entraîne la dépendance. Ce qui n’est pas le cas de la quasi-généralité de nos jeunes plus intoxiques par le tabac que par cette drogue douce.

Il est plus que temps d’oser agir sagement, préservant réellement notre jeunesse des méfaits d’une pénalisation absurde, bien plus pernicieuse que ceux du malheureux joint pour lequel on continue à arrêter des innocents, à détruire leur avenir, en faire des délinquants.

Un cas comme mille

En illustration, citons quelques extraits du poignant témoignage livré par un éminent psychiatre tunisien, le professeur Essedik Jeddi qui, ayant eu à s’occuper du cas d’une victime innocente, a fait un vibrant plaidoyer pour la dépénalisation.

C’est le douloureux cas d’un jeune, appelé pour la circonstance Sâmed, et qui est parfaitement semblable à celui de tant de jeunes en Tunisie, brimés par des lois scélérates qu’on n’ose abroger totalement; un cas parfaitement identique à celui des deux bacheliers de Siliana.

«Sâmed : Survivre à l’épreuve des drogues face au droit» est l’intitulé de la conférence d’ouverture du 5e Congrès maghrébin de psychiatrie privée, tenu à Hammamet du 19 au 21 février 2016. J’en reproduis ici des extraits avec l’aimable autorisation du professeur.

C’est le récit qui fait réfléchir sur ce que nos jeunes ont encore à ce jour à vivre comme épreuves dans leur «rencontre avec le droit, un droit standardisé, déshumanisé, appliqué sur un mode mécanique, une rencontre due à sa première expérience de la drogue, de cette cigarette d’‘‘herbe’’ !»

C’est «l’histoire du jeune Sâmed et son usage d’une cigarette d’‘‘herbe’’ en compagnie de deux amis lors d’une pause de bachotage, et à 7 jours de l’épreuve du bac. C’était le 27 mai 2014. Il est arrêté par la police alors que ses deux amis ont pu échapper (…).

«Avec Sâmed, dit le professeur, il s’agit de l’usage d’un joint de ‘‘zatla’’, d’herbe de type cannabis. Il ne s’agit donc pas d’une drogue qui poserait un problème de santé publique telle que l’héroïne ou autres drogues dites dures et impliquant l’utilisation de la voie injectable ni non plus du Subutex dans sa préparation artisanale en vue d’usage par voie injectable; en effet cela poserait le classique problème de santé publique du fait du risque de transmission et de diffusion des virus du sida ou de l’hépatite C, ceci en rapport à un éventuel usage multiple.

«L’histoire de Sâmed est simplement celle d’un jeune Tunisien qui venait de sortir de sa dix-septième année d’âge pour accéder à sa dix-huitième année, le 27 mai 2014. ‘‘A 7 jours, dit-il, de mon bac, j’avais pris une cigarette de hachich (zatla) en compagnie de deux parmi mes amis de classe’’, ceci au décours d’une pause lors de leur travail de bachotage.»

Prison

Rencontre avec la prison: conditions d’exiguïté et climat mortifiant.

Le calvaire d’un innocent

Le professeur nous détaille ensuite, et par le menu, les terribles épreuves subies pour ce jeune homme innocent, avant l’arrêt de la cour d’appel puis après, cette cour ayant abrogé le jugement pour détention de drogue tout en maintenant le jugement pour le délit d’usage de drogue, «c’est-à-dire, la seule condamnation pour une année de prison et 1000 dinars d’amende».

On apprend avec effarement les dessous de notre triste réalité : rencontre avec les agents de l’ordre, interrogatoire, garde à vue au poste de police dans des conditions d’exiguïté et dans un climat mortifiant; rencontre avec la prison : «à 18 ans, et à quelques jours de l’épreuve du bac»; la prison : «épreuve d’une expérience d’effondrement associée au sentiment d’une profonde injustice, d’une profonde amertume, suite à une condamnation déjà effective avant même qu’un jugement ne soit prononcé», une terrible épreuve entraînant un dysfonctionnement soudain de la parole avec un bégaiement invalidant faisant suite au début de son séjour en prison et ensuite un dédoublement de la personnalité.

Puis, après 10 jours à 2 semaines en prison, la rencontre du tribunal de première instance et de son premier jugement. Cela a «entraîné chez le jeune la perte de toute confiance en soi, et le sentiment d’une justice standardisée, instrumentalisée pour juger en appliquant des règles sur un mode automatique sans considération pour l’accusé en tant que personne. En somme, une justice qui réveille un profond sentiment d’injustice.»

Bien évidemment, de telles épreuves ont généré la peur chez le jeune élève et la prise de conscience «qu’au nom du droit l’on a été condamné pour être placé dans une zone de non-droit : la prison en tant que zone de non-droit ou, selon la formule d’Agamben, en tant que zone pour ‘‘un état d’exception’’.» D’où cette terrible conséquence de vivre en soi une profonde métamorphose. «Mon esprit, je l’ai à son tour emprisonné en moi-même par moi-même. J’ai perdu toute confiance en mon rapport avec tout un chacun», a dit le jeune homme à son psychiatre.

Changer notre regard sur le cannabis

Le professeur ne manque pas, dans son terrible témoignage de l’atrocité de nos lois, pratiques et mœurs, de détailler les épreuves d’après la libération avec la découverte d’une nouvelle prison dont les murs cette fois mobiles semblent s’ériger à travers «les dires des gens»klem ennes») : «Cette épreuve était d’autant plus mortifère qu’elle était doublée de l’impossibilité de reprendre tout de suite sa scolarité malgré la bonne volonté et l’attitude bienveillante de la directrice de son établissement.»

«À partir de cette expérience dramatique, expérience ressentie comme déshumanisante à travers les différentes épreuves que Sâmed a eu à vivre, quelle ‘‘vérité’’, quel savoir, quelles leçons pourrions-nous dégager? Comment essayer de progresser dans le savoir comme nous y invite Sâmed avec les auteurs qu’il nous fait découvrir comme référentiels, ceci pour tenter de dévoiler sinon le transcendant, du moins l’étendue de la signifiance que recèle cette expérience?

«Sâmed pris en flagrant délit d’usage du cannabis : n’aurait-il pas suffi aux deux policiers d’essayer de l’écouter en tant que personne se dire et se raconter pour se rendre compte par eux-mêmes qu’un tel usage dans ce contexte ne saurait relever de la toxicomanie ?

«Avec Sâmed, il ne s’agit donc pas d’un problème d’addiction face au droit, mais c’est l’histoire d’épreuves qui peuvent quant à elles ouvrir à toutes les variétés d’addiction y compris à toutes les addictions idéologiques, ceci non sans passer par ce que ces épreuves avaient entraîné comme vécu d’ébranlement dans les fondements de la question du sens (…)

«Aujourd’hui qu’est-ce qui rendrait si difficile pour les gouvernants du monde et leurs représentants à écouter ce que pourrait dévoiler, ce que pourrait parler le Mal-Être de Sâmed ; au-delà de l’histoire de Sâmed, qu’est-ce qui rendrait si difficile ce que pourrait parler le Mal-Être de ces multitudes de jeunes de plus en plus étendues partout dans l’univers mondialisé que nous vivons pour rechercher une évasion, ‘‘un voyage’’, à travers l’usage de la drogue, afin d’échapper à la douleur d’un monde frustrant, éclaté et en crise tel qu’il nous habite pour leur ouvrir accès à un devenir désirable ?»

Que nos politiques, surtout ceux qui se réclament de la religion et de la morale méditent donc ce témoignage et qu’ils cessent de faire une fabrique de malades et de délinquants la pénalisation du cannabis. Qu’il soit dépénalisé au nom de l’éthique et de la justice pour le moins s’il y a encore des justes dans ce pays !

* Ancien diplomate et écrivain, auteur de ‘‘L’Exception Tunisie’’ (éd. Arabesques, Tunis 2017).

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