Pourquoi ne pas appeler Ghannouchi à la présidence, ne serait-ce que pour contrer la machinerie se mettant en branle pour incruster une dynastie Caïd Essebsi à Carthage?
Par Farhat Othman *
En appelant le président Béji Caïd Essebsi à se représenter pour rester à la tête d’un État qui se délite, on renoue avec des moeurs qu’on a prétendu définitivement répudiées. Or, cette mouture de présidence à vie ne serait que ridicule si elle n’incarnait l’actuelle pollution de la pratique politique par un fâcheux esprit de caste faisant fi de l’intérêt de la patrie.
C’est bien la preuve que la transfiguration politique espérée à la suite de la chute de la dictature tarde encore chez certaines élites ne rêvant que du pouvoir et, pour certains, d’installer une dynastie Caïd Essebsi à Carthage.
Le Saint-Esprit au lieu du père et du fils
Comme l’esprit du moment revient à ce genre d’appels pathétiques, pourquoi donc ne pas en faire aussi, mais ayant plutôt l’allure de la provocation, suggérant pour Carthage une hypothèse moins grotesque : celle de la figure d’un éternel opposant susceptible, ne serait-ce qu’en théorie, d’incarner la rupture impérative avec le passé : Rached Ghannouchi?
Après tout, n’est-il pas déjà informellement aux commandes du pays, rien ne s’y faisant sans son aval, direct ou indirect? Ne serait-ce pas une bien meilleure façon de clarifier les choses tout en exigeant des engagements de M. Ghannouchi surtout qu’il se verrait volontiers à la place de Bourguiba comme le susurrent ses intimes.
Pour un tel rêve de gosse, ne serait-il pas prêt à tout, y compris vendre son âme, mais non point au diable, plutôt à la démocratie? Un beau marché pour tous, non?
Il est vrai, ce serait loin d’être assuré, puisqu’on le sait aussi retors que l’actuel occupant de Carthage, l’art politicien des deux mammouths de la politique à l’antique relevant de la simulation et de dissimulation. Mais M. Caïd Essebsi a le désavantage d’avoir déjà fait la preuve de ne tenir aucun de ses engagements, sa devise comme d’autres étant que les promesses n’engagent que les naïfs qui y croient.
Assurément, ce serait le cas de M. Ghannouchi, mais il a l’avantage de n’être pas à Carthage. Certes, il a aussi fait des promesses non tenues; mais il est en droit de prétendre n’avoir pas eu la qualité pour se sentir contraint à les honorer.
Et si on la lui donnait au lieu de chercher à reconduire le père ou le fils à Carthage, optant donc pour qui serait une sorte de Saint-Esprit? N’est-ce pas le cas de le dire, M. Ghannouchi se targuant de servir l’islam en s’en servant?
Faut-il, bien évidemment, l’inviter à en faire enfin une lecture correcte, en harmonie avec celle du peuple afin d’honorer véritablement un islam qu’il est en train de caricaturer, sinon d’en violer l’humanisme foncier.
Rappel à l’éthique islamique
Le challenge serait de donner l’occasion à M. Ghannouchi de réaliser son plus secret rêve contre le ferme engagement de servir l’islam des Lumières et l’éthique islamique. Le jeu en vaudrait la chandelle pour lui.
En effet, d’après ses connaisseurs, il ne serait pas loin d’adhérer à la nécessaire transfiguration de la lecture actuelle obsolète de l’islam. Ne se réclame-t-il pas de la pensée de l’Algérien Malek Bennabi, disent-ils en preuve massue? S’il s’y refuse encore, ajoutent-ils, c’est qu’il a plus à perdre politiquement qu’à gagner. Or, ses ennemis dans son propre camp seraient plus virulents à son égard que ceux du camp en face. C’est auprès de ses ennemis qu’il aurait même le plus d’alliés, assurent-ils !
Au reste, ajoutent les défenseurs de M. Ghannouchi, il est moins corrompu que son milieu aveuglé par les privilèges, amassant les biens terrestres. Et il est bien plus courageux que ses adversaires; n’a-t-il pas été le seul à avoir des initiatives que même les plus libéraux n’osent pas? Par exemple : dire qu’il ne s’opposerait pas à l’abolition de l’homophobie; ou laisser dire à un proche conseiller être favorable à la dépénalisation du cannabis; ou faire visiter une brasserie à une figure du parti.
Il est vrai, on peut toujours rétorquer qu’il ne s’agit que de l’art de la tromperie dans lequel M. Ghannouchi excelle. Est-ce que cela empêche d’exiger de lui, contre l’appui à lui apporter, de joindre l’acte à la parole? C’est ce qu’on ne fait pas! Aussi, pourquoi ne pas appeler pour Carthage Ghannouchi, ne serait-ce qu’en vue de contrer la machinerie se mettant en branle pour incruster une dynastie Caïd Essebsi à Carthage ?
Nous ne le ferons que sur un ferme et préalable engagement de sa part de tenir sa parole sur les sujets susmentionnés: abolition de l’homophobie, dépénalisation du cannabis et totale libéralisation du commerce et de la consommation d’alcool. La démonstration a été bien faite sur toutes ces questions que l’islam est innocent de ce qu’on colporte à son sujet, étant une foi des droits et des libertés. M. Ghannouchi doit se prononcer d’abord à ce sujet.
Il se doit aussi, pour assurer son entrée au palais, doit agir pour l’obtention du vote des femmes en s’engageant à la réalisation de l’égalité successorale, de celui des jeunes en exigeant la liberté du mouvement des Tunisiens sous visa biométrique de circulation.
Et pour inscrire son nom dans l’histoire du pays, M. Ghannouchi devrait oser ce que ne fait pas M. Caïd Essebsi : poser la candidature de la Tunisie à l’adhésion à l’Union européenne, une fatalité transformant l’état de fait actuel de dépendance de la Tunisie en un statut de membre avec les droits y afférents. Voilà ce qui se retrouverait dans la corbeille d’entrée à Carthage de M. Ghannouchi. Est-ce trop cher payé ? N’est-ce pas du vrai amour de la patrie ?
* Ancien diplomate.
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