Le camp d’Erdogan a remporté le référendum pour la consolidation des pouvoirs présidentiels, mais la démocratie turque n’a pas dit son dernier mort.
Par Béatrice Chatain *
Le 16 avril 2017, plus de 55 millions d’électeurs turcs ont été appelés à se prononcer sur un projet de réforme constitutionnelle, ayant notamment pour objet l’élargissement des pouvoirs du président. Le «oui» l’a emporté de peu, par 51,41% des suffrages exprimés.
Ce référendum n’a pas échappé aux caricatures populaires et médiatiques, ou autres critiques européennes. Ces dernières sont loin d’être infondées. De fait, la foudre s’est abattue comme jamais sur l’opposition depuis l’échec du putsch de juillet 2016. Le chef de l’Etat turc a saisi cette opportunité de poursuivre sa «longue marche vers le régime présidentiel». La virulence des discours, les purges massives des appareils militaires, administratifs ou judiciaires, la répression contre les journalistes ou les universitaires, tout témoigne d’un durcissement du pouvoir et d’une volonté de contrôle accru sur la société. Mais le régime n’a pas eu besoin de l’officialisation des résultats (le délai prévu par la loi étant de 12 jours) pour lancer, dès mercredi 26 avril, une nouvelle vague de plus de 1000 arrestations et 9000 suspensions dans les rangs de la police. L’épuration liée au réseau Gülen, supposé être à l’origine de la tentative de coup d’Etat, se poursuit, et avec d’autant plus de précipitation que la base électorale du président semble fragilisée.
Ainsi, le caractère ambivalent du référendum et de ses résultats ne peut être occulté. Tout autant que l’autoritarisme de M. Erdoğan, il révèle l’ancrage profond de la démocratie en Turquie.
Et si ce référendum montrait l’enracinement du modèle démocratique?
«Il existe un vrai danger totalitariste», selon le professeur Ibrahim Kaboğlu, constitutionnaliste réputé, récemment démis de ses fonctions. Mais les citoyens turcs ont si bien adopté la démocratie que le régime doit respecter certaines formes – comme les délais de recours avant l’officialisation des résultats – et justifier son action par la nécessaire protection contre les dangers intérieurs ou extérieurs…
87% – Un taux de participation impressionnant… Oui, la population turque donne une leçon de démocratie aux Européens, dont les taux d’abstention ne cessent de croître. L’offre politique peut ne pas être toujours satisfaisante – en Turquie comme ailleurs –, le premier des devoirs du citoyen n’est-il pas de voter? A titre de comparaison, en décembre 2016, les Italiens eux-aussi interrogés sur une réforme constitutionnelle se sont félicités de leur participation massive : 57%… La démocratie de la péninsule n’était pas menacée, il est vrai, même si le système institutionnel y est fort loin de briller par son efficacité politique. Les citoyens turcs, conscients des enjeux, ont su se mobiliser : le référendum précédent en 2010 n‘avait vu s’exprimer «que» 77,3% des électeurs.
Or la sécurité du vote n’était pas garantie. Depuis plusieurs années, le pays est touché par une recrudescence du terrorisme, lié au conflit syrien et à l’organisation terroriste de l’Etat islamique (Daech), mais aussi à la lutte nationaliste kurde.
De juillet 2015 à décembre 2016, plus de 50 attentats ont eu lieu en Turquie, touchant aussi bien les civils que les forces de l’ordre, et faisant plus de 400 morts. La campagne électorale a été rythmée par les attaques, la dernière cinq jours avant le référendum à Diyarbakir, et revendiquée par les séparatistes. C’est aussi dans cette province du sud-est qu’a eu lieu un échange de coups de feu mortel devant un bureau de vote. Par ailleurs, l’Etat islamique avait appelé à des attentats ce jour-là. Pourtant, près des 9/10e de la population se sont mobilisés.
Cet ancrage profond de la culture démocratique se manifeste aussi au sein de la diaspora. La participation des citoyens turcs résidant à l’étranger (44,61%) est d’ailleurs en hausse par rapport à l’échéance électorale précédente. Les taux les plus élevés se retrouvent parmi les communautés les plus nombreuses et conservant le plus de liens avec le pays d’origine, comme en Allemagne. Mais cette mobilisation des expatriés a parfois été considérée négativement, en particulier lorsqu’elle s’est manifestée en faveur du «oui», comme en France (à 65,2%). Interprété comme un signe de radicalité, ce vote reflète bien davantage le conservatisme de populations majoritairement d’origine rurale.
Enfin, dans un Proche-Orient souvent marqué par l’impossibilité d’expression de la «vox populi», la Turquie fait figure d’exception.
Alors que la démocratie libanaise connait des blocages récurrents aggravés par la crise syrienne, Israël n’a encore jamais organisé une telle consultation politique, uniquement prévue depuis 2014 et sur des questions de retrait territorial.
Ce dernier référendum est le 7e organisé par Ankara, le premier ayant eu lieu en 1961. Il s’inscrit ainsi dans une tradition d’appel à la décision populaire, qui puise ses sources dans le projet kémaliste, alliant nationalisme et populisme. En cela, le président Erdoğan ne déroge pas aux mœurs politiques turques.
Cependant, comme l’a montré le référendum organisé par le régime syrien en 2012, en pleine guerre civile, l’appel à la volonté populaire peut parfois être dénaturé.
Et si on essayait de raison garder… ?
De nombreux observateurs ont mis en avant la volonté de M. Erdoğan de rechercher l’onction populaire d’un plébiscite plutôt que l’avis du corps électoral sur la réforme constitutionnelle.
La démocratie turque est-elle menacée par ce référendum? Remarquons tout d’abord que le président turc n’en a pas eu besoin pour mener une répression massive… La réforme prévoit la modification de sept lois concernant l’élection du chef de l’Etat et des députés, l’organisation des scrutins, les partis politiques, l’institution judiciaire civile et militaire. Certaines mesures relèvent de la modernisation de la vie publique : législature de cinq ans et abaissement à 18 ans de l’éligibilité pour le mandat de député (comme en France) ou fin des tribunaux militaires ordinaires. Le passage à 6oo parlementaires se justifie dans un pays plus peuplé que la France (où on en élit 925).
D’autres articles mettent en place un régime présidentiel classique : disparition du poste de Premier ministre au profit d’un (ou plusieurs) poste de vice-président, et donc nomination des ministres par le chef de l’Etat.
A souligner : pour la première fois, la Constitution prévoit une procédure de destitution de ce dernier par un vote de la majorité des 2/3 de l’Assemblée nationale (comme pour l’«impeachment» américain) et limite le nombre de mandats présidentiels à deux.
Nombre de critiques révèlent une certaine ignorance des précédentes réformes turques. Ainsi de l’accusation : «le Président gouvernera par décret». Certes, mais uniquement par subsidiarité, sur des sujets non déjà régulés par la loi.
Rappelons qu’en démocratie parlementaire comme présidentielle, y compris en temps de paix, l’exécutif peut se faire législateur, selon le principe de délégation des pouvoirs. Sinon, que dire du droit de veto du président américain?
Il est vrai que les prérogatives du chef de l’Etat turc s’accroissent en matière de nomination, mais souvent il n’y a que transfert à son profit des pouvoirs du Premier ministre.
Concernant le manque d’indépendance de la justice, il n’est hélas pas récent, mais s’est aggravé dès 2010. Ainsi, le ministre de la Justice est déjà membre de droit du Haut Conseil des juges et procureurs (HSYK), avec pouvoir de nomination, de révocation ou d’avancement de carrière. Avec la réforme actuelle, le Président de la République peut certes nommer six membres du HSYK, mais le Parlement peut faire de même pour sept autres.
Une des premières suites de ce référendum a été la prolongation par le Conseil national de sécurité, dès le lendemain, de l’état d’urgence. Des cris d’orfraie se sont fait entendre en Europe. Quel scandale pour un pays qui a subi une tentative de coup d’Etat, dont le parlement a été bombardé et dont les citoyens sont menacés chaque jour par des attentats. Pays aux portes de la guerre qui accueille sur son territoire près de trois millions de réfugiés syriens. N’oublions pas qu’en France l’état d’urgence a été prorogé depuis novembre 2015… Le problème réside, non pas dans ce régime d’exception, mais dans les abus supplémentaires qu’il autorise. Depuis son établissement en Turquie en juillet, plus de 41.000 personnes ont été jugées et emprisonnées, et plus de 100.000 limogées ou suspendues dans les administrations de la police, de la justice, de l’enseignement ou de la santé. La chasse aux putschistes s’est transformée en purge. Au nom de la sécurité nationale, les médias ont été épurés, des associations interdites… En prévision de cette échéance électorale, dix des onze membres du Haut Conseil électoral et dix autres de la Cour de cassation ont été limogés.
En outre, la courte victoire du «oui» – alors même que la campagne électorale n’a guère permis à l’opposition de s’exprimer – suscite des manifestations, peu nombreuses, mais quotidiennes. Ainsi, de celle doublement symbolique réunie à l’appel des sociaux-démocrates du CHP, le 23 avril : tenue sur la place Taksim à Istanbul (haut-lieu de la protestation de la jeunesse en 2013) et le jour de la fête de la Souveraineté nationale.
La contestation est aussi juridique. Des recours ont été déposés devant le Haut Conseil électoral, par le CHP, puis le parti de gauche HDP. Suite à ce premier rejet, le CHP s’est pourvu devant le Conseil d’Etat concernant la décision de dernière minute de comptabiliser les bulletins non estampillés par les bureaux de vote. Il était peu probable que cette demande soit acceptée : de nombreux membres en ont été arrêtés, et la présidente, Zerrin Güngör a été élue grâce au soutien du président. De fait, le 25 avril, cette autorité a rejeté le recours, considérant qu’il ne relevait pas du droit administratif…
Mais la lutte ne semble pas prête de s’arrêter. La Turquie étant membre du Conseil de l’Europe, l’opposition envisage de porter réclamation devant le Cour européenne des droits de l’Homme.
La courte victoire du «oui» révèle une évolution de l’opinion publique, sa maturation.
Cependant, le chef de l’Etat appuie sa stratégie sur des réalités de la culture turque parfois occultées. Ainsi, le culte personnel et la politique de prestige font écho à la tradition kémaliste de l’«homme providentiel» et à un nationalisme profond.
A la nécessité de modifier la Constitution de 1982 – et déjà largement révisée – M. Erdoğan a su habilement adosser son propre projet de passage à un régime présidentiel. Mais, au risque de trop filer sa métaphore footballistique («peu importe de gagner 5-0 ou 1-0»), ne devrait-il pas s’inquiéter du match retour ?
* Professeur d’Histoire-Géographie, spécialiste de la Turquie, associée au groupe d’analyse de JFC Conseil
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