Huit ans depuis la révolution du 14 janvier 2011, la question sociale et son traitement ne sont pas encore à l’ordre du jour, en Tunisie, alors qu’elle doit constituer l’enjeu principal de tout processus politique.
Par Jalloul Sghari *
Pour plus de clarté, la question sociale sera abordée ici d’une façon très concrète et simplifiée. Pour une version plus académique, le lecteur peut consulter notre étude : «L’analyse de la question sociale en Tunisie : de l’indépendance à la révolution».**
Processus de paupérisation de pans entiers de la société
On peut se rendre compte de l’ampleur de la question sociale en partant de n’importe quel métier et remonter la chaîne, par la suite. À cet effet, prenons le cas concret des taxistes et des louagistes. Le métier connaît de plus en plus de difficultés dues à la baisse constante des revenus générés par cette activité qui suffisent à peine à faire vivre les chauffeurs et leurs familles. Ils sont incapables financièrement de reproduire le cycle en investissant dans une nouvelle voiture pour remplacer l’ancienne.
Certains ont été obligés d’arrêter ce travail, louer leurs licences et se donner à une autre activité informelle. Après tant d’années de travail, ils se trouvent dans l’instabilité, la précarité et la marginalisation.
Pour que ce métier permette une vie décente et un renouvellement du capital, il faudrait fixer une tarification qui l’aurait permis. Ceci risque de doubler les tarifs. Or le niveau des salaires ne permet pas un tel «luxe». Ce tarif, si bas, est déjà cher pour une frange très importante de la population. On a fait recours au taxi collectif.
Là, on touche le point central de ce système : la faiblesse du pouvoir d’achat moyen, ne pouvant pas soutenir la demande intérieure et générer des revenus corrects aux métiers intermédiaires. Une perspective de précarité touche tous les métiers du commerce de détail : les épiciers, les boulangers, les vendeurs de légumes, les boucheries, etc. On assiste à un processus de paupérisation de pans entiers de la société.
Baisse de 40% du niveau de vie des Tunisiens
Au niveau des entreprises, la dynamique de l’économie tunisienne est déterminée par l’importance des petites et moyennes entreprises. Plus des trois quarts (75,3%) de ces PME sont constitués d’un à deux employés. La productivité est trop faible et les salaires aussi. Ils sont généralement inférieurs au Smig (48,4% le sont) surtout pour les femmes.
La situation est encore plus dégradée au niveau de l’agriculture. Les trois-quarts des agriculteurs tunisiens possèdent moins de 10 hectares. Ces terres sont exploitées dans le cadre d’une agriculture traditionnelle qui ne les occupe que quelques mois.
Le reste de l’année c’est la débrouillardise dans le cadre d’un chômage déguisé et une pauvreté absolue. La sécheresse ou les inondations aggravent encore cette situation. Des régions entières de la Tunisie profonde souffrent de cette situation.
La baisse du pouvoir d’achat moyen a atteint un niveau dangereusement bas. En effet, le journal électronique ‘‘Webdo.tn’’ rapporte dans un article publié le 11 mai 2018 : «Le classement des salaires dans le monde arabe est tombé et il ne fait pas plaisir à voir. Nous sommes clairement dans le bas de tableau juste au-dessus de l’Egypte et de la Syrie». L’article poursuit : «Mais découvrir que le salaire moyen du Tunisien est inférieur à celui de l’Algérien, de l’Irakien et même du Palestinien donne pour le moins à réfléchir sur la viabilité de notre modèle économique.»
En conclusion, le niveau de vie des Tunisiens était trop faible avant la révolution et il s’est aggravé par la suite. L’inflation galopante et la détérioration du dinar ont provoqué une baisse de 40% du niveau de vie des tunisiens entre 2014 et 2018.
En conséquence, le pouvoir d’achat moyen a atteint un niveau dangereusement bas. La demande intérieure s’est effondrée et l’économie n’est plus capable de créer des emplois. Pis encore, elle est de moins en moins capable de maintenir les emplois existants en leur assurant un revenu correct. Le système commence à générer chômage, pauvreté et marginalisation.
Le retour de la question sociale
Huit ans depuis la révolution, la question sociale et son traitement ne sont pas encore à l’ordre du jour, pour deux raisons.
D’abord et juste après la révolution, il fallait donner la priorité à la stabilisation du pays et à l’édification de la jeune démocratie naissante. Ensuite, les difficultés et le désenchantement ont pris le dessus. En plus, la déconfiture du paysage politique rend les acteurs politiques incapables de répondre aux exigences de la situation : la question sociale et son traitement diligent.
Il n’y a plus vraiment d’opposition sur la base de différents programmes et projets de société, il y a des acteurs politiques qui s’opposent et se font la guerre, en toute subjectivité, pour satisfaire des ambitions personnelles. Il n’est plus possible de distinguer le légitime et l’illégitime dans une société où il n’y a plus de contrat social, il n y a plus de norme morale, sociale ou culturelle supérieure et fondatrice.
L’affaiblissement de l’Etat, de la justice laissent la place aux conflits personnels et à la violence comme moyen de résolution de ces conflits. Un climat de guerre froide civile règne dangereusement sur le pays. Dans ce contexte, les principaux partis politiques sont incapables de se pencher sur la situation sociale dramatique, en faire une question sociale et la traiter en profondeur.
Or et vu son urgence, la question sociale doit constituer l’enjeu principal du processus électoral de 2019. Pour s’en assurer, la centrale syndicale, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), affirme qu’elle est concernée par les élections présidentielles et législatives de 2019 et qu’elle en train de réparer un programme socio-économique. Cela constitue, de fait, une intervention dans le processus électoral. La centrale syndicale a-t-elle le droit d’intervenir dans le processus électoral ? Cette question, souvent posée, sera discutée dans un prochain article.
* Docteur en économie, enseignant-chercheur à l’université Paris 5.
** Présentée au colloque international : «Penser la question sociale en Europe à partir des expériences des pays émergents» (Grenoble, les 10, 11 et 12 juin 2015 ; traduite en anglais et publiée in : «The Social Question in the Global World» edited by Ewa Bogalska-Martin & Emmanuel Matteudi. Cambridge Scholars Publishing, 2018).
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