Accueil » Journal de voyage : Jours tranquilles à Tunis

Journal de voyage : Jours tranquilles à Tunis

FSM 2015

 

Cette tribune est un journal de voyage de l’auteure, militante altermondialiste, qui a participé ai Forum social mondial à Tunis du 22 au 31 mars 2015. Témoignage sur un pays en mouvement.

Par Chantal Quillot

Pour se rendre en Tunisie, deux solutions : soit l’avion qui vous amène en une heure et demi de Toulouse ou Bordeaux, soit le bateau à partir de Marseille. Le décalage intellectuel, physique, idéologique, existant entre les deux continents, me parait bien trop important pour aborder cette passerelle brutalement en une heure et quelques. Je fais donc le choix, même si la traversée s’effectue en 23 heures en principe, plus en cas d’intempéries, de prendre ces beaux bateaux, où le temps s’arrête puisque vous n’avez plus qu’à vous confier aux manœuvres de l’équipage pour vous mener à bon port. Sur le bateau, votre nouvelle maison, vous installez vos bagages, de préférence dans une cabine avec hublot, puis, munis de vos journaux, livres… ou de rien du tout, vous vous installez sur un des ponts en hauteur, et le lent balancement de la houle va vous bercer pendant 23 heures. Quel luxe ! Mettre en sommeil vos soucis européens pendant 23 heures… L’arrivée à La Goulette (port de Tunis) et le passage de la douane se font en douceur. Déjà le rythme s’est ralenti, et le temps passé sur le bateau m’a en effet bien préparée à cela.

Les Tunisiens nous parlent

Le taxi (très petit prix, affiché au compteur par la plupart des chauffeurs, il faut vérifier qu’il y en a un et à partir de là il n’y a aucune surprise, on règle ce qui s’est affiché) m’amène à l’hôtel Maison dorée à Tunis, dans une ruelle donnant sur la mythique avenue Habib Bourguiba. «Alors, Monsieur, comment ça va la Tunisie?» Réponse immédiate du chauffeur, qui disserte sur son pays. «Autrefois», c’est-à-dire avant la révolution de janvier 2011, les Tunisiens ne nous parlaient pas, par peur et par prudence. Nous autres touristes, ne pouvions avoir avec eux que des rapports la plupart du temps basés sur le côté mercantile. Nous étions source d’argent. C’est tout l’enjeu pour réaliser, non pas la transition, mais la rupture avec un modèle commerçant de société, pour mettre l’être humain au centre et non plus l’argent. Depuis 2011, le plus souvent, et pour peu que nous arrivions avec la soif de connaître ce pays et ses habitants, les Tunisiens dont la parole a été libérée – «cela on ne nous l’enlèvera jamais» – nous parlent.

Ambassade-de-France-a-Tunis

Seul camp retranché à Tunis, l’ambassade de France, gardée par une montagne de fils de fer barbelés, un char, des sacs de sable…

Ah, l’hôtel Maison dorée! Qui porte bien son nom. Construit pas les Français dans les années 1900, son hall ornée de mosaïques vous accueille avec les fauteuils et canapés profonds, qui vont accueillir pendant une semaine les fesses nombreuses des «forumistes» tous les soirs, puisque, prix oblige – 57 dinars le nuit et petit déjeuner pour deux! – il n’y a pas d’accès internet dans les chambres. La convivialité va fortement y gagner.

Nous n’avons vu qu’un seul camp retranché (en dehors de celui du ministère de l’Intérieur), gardé par une montagne de fils de fer barbelés, un char, des sacs de sable… c’est l’ambassade de France. En revanche, la police est très présente.

Au réveil du 23 mars, première cigarette (ici on fume presque partout, cela me repose du quasi racisme anti fumeurs que nous connaissons à présent en France) – sur le balcon (pas dans la chambre) –, au 4e étage, les pieds nus sur un sol de marbre blanc (il y en a ici partout dans ces vieux bâtiments), derrière mes moucharabiehs bleues tunisiens, odeur du pain frais dans le quartier, vue sur la terrasse en face où une femme étend son linge au grand soleil.

Au-cafe-des-Nattes-a-Sidi-Bou-Said

Au Café des Nattes à Sidi Bou Said, «les familles du dimanche à nos côtés.» 

Ces sourires sont mille fois accentués

Nous nous rendons mon amie et moi à Sidi Bou Said, par le petit train TGM (Tunis-Goulette-Marsa) que nous prenons au bout de l’avenue Habib Bourguiba. Une dame me parle en arabe, et ma compagne de voyage me traduit: «Il ne faut pas aller là-bas, ils tuent les touristes». Je lui réponds en français – avantage des pays du Maghreb où tout le monde est bilingue – que justement, j’irai quand même car il ne faut pas laisser faire. Les gens du wagon sourient.

Ces merveilleux sourires, surtout des femmes mais aussi des hommes, qui vont nous accompagner et suivre tout au long du séjour. D’accord, nous avons eu à leurs yeux le courage de venir malgré les attentats, mais la gentillesse naturelle tunisienne y est aussi pour beaucoup. Simplement, cette fois, ces sourires sont mille fois accentués. Combien d’échanges n’allons-nous pas avoir avec des inconnus, autour de la question de la peur qu’il faut vaincre et qui ne doit pas nous arrêter, autant en Tunisie qu’ailleurs.

Jus de fraise au Café des Délices cher à Bruel, les familles du dimanche à nos côtés. Mélange magique du bleu et du blanc, de la mer, du ciel, des maisons, comme celle du Baron d’Erlanger que nous visitons, «le plaisir des yeux» comme disent les Tunisiens de la Medina.

Nous rentrons par le TGM: à ce qui pourrait passer pour une gare, pas de grille ni de barrière, encore moins de passage par barillets. Chacun va chercher son billet, il n’y a pas de contrôle; c’est modeste, campagne. Sur le quai, une dame attend assise sur un chapiteau romain de Carthage coulé dans le sol en ciment.

Le soir, nous mangeons dans un des petits restaurants des Sfaxiens de la rue du Caire; des plats simples mais savoureux, légèrement épicés, tarifs rattrapant le prix du voyage (nous ne mangerons pas pour plus de 8 dinars, soit 4 euros, tout le séjour). Non seulement nous avons le plaisir de fréquenter ce beau pays, mais de plus, nous dépensons très peu… pour nos bourses de Français, contribuant pourtant à redresser l’économie tunisienne, car tel est, entre autre, le but de mes voyages annuels en Tunisie.

Le lendemain, nous nous rendons en voisines sur l’Avenue (j’appellerai ainsi la mythique avenue Habib Bourguiba, siège entre autre de la révolution de janvier 2011) pour prendre notre badge d’entrée au Forum social mondial. Nous sommes européens, payons donc plus cher notre entrée qu’une personne arrivant du Pérou par exemple, péréquation oblige. Le changement commence par là.

Je sens que le traditionnel «bienvenue» des simples passants est de plus en plus authentique. Cela veut dire: «Vous êtes des citoyens comme nous fermement décidés à vous battre contre l’obscurantisme». Ce n’est plus, mais alors plus du tout, le «bienvenue» mercantile d’avant janvier 2011, ni même celui de 2013, avec cette tristesse et cette tension liées sans doute à la gestion du pays par un gouvernement à tendance islamiste.

Il est vrai qu’en 2013, nous arrivions peu après l’assassinat du militant Chokri Belaid du Front populaire, en plein dans le procès du doyen de la Faculté de La Manouba qui s’était opposé aux deux étudiantes voilées (et qui a été innocenté par la suite). Il y a dans ce «bienvenue» de 2015 une profondeur émotionnelle partagée, à cause des évènements du Bardo, de ‘‘Charlie Hebdo », qui nous ont tous fait souffrir… et réagir ensemble. C’est aussi le but de mon voyage.

«Et merci d’être là»; un passant dans les ruines de Carthage, puisque le dialogue a lieu partout, nous affirme: «Cela fait 3000 ans que nous nous battons contre l’envahisseur, cela va continuer; si ça ne leur convient pas, qu’ils s’en aillent», parlant bien sûr des assassins du Bardo… et d’ailleurs.

Pour redescendre des ruines de Carthage (nous avons visité le beau musée, en attendant de voir celui du Bardo qui n’a pas encore rouvert), nous empruntons sur les conseils et accompagnées d’un homme aimable, un raidillon qui nous évite un grand détour; car même si ce brave homme nous complimente pour notre extrême jeunesse (nous avons 54 et 61 ans), dans un second temps il comprend charitablement que nous avons bien marché et en avons plein les pattes! Et quelques années de plus qu’à la première impression… nous dit-il! Il nous précise en souriant et en nous quittant, qu’il est «policier», comme s’il avait besoin de réhabiliter sa profession. Il est vrai que après 2011, un certain nombre de policiers s’étaient cachés, accusés d’exactions commises sous Ben Ali, ce qui explique l’extrême jeunesse des effectifs que nous voyons présents en Tunisie. Les journaux m’informent du débat actuel sur la question de réintégrer d’anciens cadres, résolvant le problème de l’inexpérience des effectifs embauchés depuis 2011, que ce soit dans la police, l’armée, l’administration…

Ah, les Tunisiens ! Quel courage ont ces gens!

Mardi 25 mars : visite de la Medina. Je force littéralement ma compagne de voyage à rentrer dans un café de fumeurs de chicha où il n’y a que des hommes, après qu’un serveur m’ait fait un signe d’acquiescement. Contradiction à haute valeur sociologique: dans un pays arabe, dont elle est originaire, c’est elle qui se sent déplacée dans ce café, ne se sentant pas en droit de par son éducation, d’entrer dans un café uniquement fréquenté par des hommes. Et moi, qui respecte toujours les fondamentaux (ne pas se promener avec un short…), je me sens tout à fait à mon aise. Mais n’oublions pas que nous sommes en Tunisie! Aucun regard malveillant dans ce café, le «bienvenue» habituel.

Un commerçant nous présente des boucles d’oreille en argent de l’île de Djerba. «Elles sont faites par les juifs de Djerba, c’est leur spécialité. Et au moment de la révolution, la police est partie et ce quartier plein de richesses, s’est retrouvé sans protection. Eh bien, c’est la population musulmane qui l’a protégé du pillage pendant une semaine, en attendant l’arrivée des nouvelles forces de l’ordre de la police. L’évènement a même été évoqué dans une chanson écrite par un juif de Tunisie.»

Nous admirons la cour (nous n’avons pas le droit d’aller au-delà) de la mosquée Zitouna, la tête couverte d’un foulard obligatoire. C’est la première fois que je dois me livrer à ce genre de pratique à Tunis. J’apprendrai dans quelques jours le départ, encadré par les forces de l’ordre, sur ordre du Tribunal administratif, de l’imam qui avait tout bonnement changé les serrures il y a deux ans et s’était installé pour enseigner «la Charia et les fondements de la religion» avec son «équipe de sbires», comme les nomment les journaux, de 50 personnes. Je pense que l’an prochain, je pourrai contempler la salle de prière sans foulard comme avant. Ah, les Tunisiens ! Quel courage ont ces gens! Nous, en Europe, nous ne risquons pas nos vies (ou rarement) en nous opposant à l’obscurantisme. Eux, oui.

L’après midi, le forum commence véritablement, par la marche, dédiée cette année à dire non au terrorisme, actualité oblige. J’ai de la pluie (diluvienne) et des larmes dans les yeux. Un syndicaliste belge met la bonne humeur et l’enthousiasme. Nous zigzaguons entre les flaques jusqu’au musée du Bardo où a eu lieu l’attentat, pour proclamer notre refus du terrorisme, de tous les terrorismes, même celui des armes de destruction massive que sont les billets de banque, voire du vent numérique spéculatif auquel on concède ce pouvoir magique de s’enrichir en appauvrissant l’immense majorité de l’humanité. Il faut être vraiment un très grand sorcier pour réussir ce tour de magie.

Je découvre, peu à peu, que ma vision idyllique des Tunisiens, ne l’est pas tant que cela. Ma compagne de voyage les découvre, elle aussi, pleins de douceur, beaux et belles, couples exprimant leur tendresse et leur confiance réciproque dans les rues (contrairement au Maroc me dit-elle), résistants, courageux. Ce n’est donc pas qu’une vue de mon esprit amoureux de ce pays. Sur l’Avenue, un groupe de jeunes tiennent à se faire photographier avec moi, une explosion de joie, de plaisir et de jeune chaleur humaine. Pourquoi donc bouder son plaisir d’être ensemble? Dans un magasin de chaussures, au lieu du «bienvenue» habituel, le vendeur me fait un énorme clin d’oeil complice; est-ce parce que deux hommes barbus sont dans les lieux Je ne le saurai pas !

Nous sommes frappées l’une comme l’autre par la jeunesse de la population: énergie, marche rapide, corps droits, beauté des visages et des corps, jeunesse bruyante et passionnée.

Nous suivons plusieurs conférences au forum social: Palestine, dette des pays avec des parlementaires tunisiens, grecs, suisses proposant le rapatriement (enfin!) des fonds spoliés par la famille Ben Ali. Débats, stands de tous les pays et associations présents, discussions, bouillonnements d’échanges, concert de musique, jeunes, jeunes faisant «la danse des étudiants» de 2011! Et tout cela sous une pluie continue! Nous sommes vraiment un pays âgé.

Mache-des-chefs-Etat-au-Bardo

Marche des chefs d’Etat au Bardo pour dire non au terrorisme. 

La marche antiterroriste au Bardo

Mon séjour se clôture par la marche de la population et des chefs d’Etat contre le terrorisme suite à l’attentat du Bardo, qui risque d’impacter gravement l’économie tunisienne. Les tours opérateurs du tourisme ont décidé de boycotter la Tunisie, pour des questions de «sécurité» et d’«assurance». Question d’argent, bien sûr, l’être humain vient après et seulement comme consommateur. C’est ce qu’on appelle l’école«utilitariste»: est utile ce qui répond à un besoin solvable, ce qui rapporte de l’argent. Le reste? A la poubelle, sinon, on peut l’assister, «l’aider» pour lui redonner un minimum de pouvoir d’achat et donc d’utilité. Je me demande si notre utilitarisme global a quelque chose à voir avec le terrorisme; ses bombes, ce sont l’esclavagisme moderne, la misère, la souffrance, la désespérance. Les terriens qu’il voit comme des surnuméraires inutiles, doivent rester des «t’es rien» et se regarder comme tels.

Nous papotons avec mon ami tunisien, toujours autour de l’avenir; je suis une inconditionnelle de la laïcité, inhérente à mon propre pays. Un garçon trébuche, mon ami me traduit ce que lui dit une femme en arabe :«Que Dieu t’assiste», et me démontre ainsi la longueur de temps nécessaire au changement des mentalités.

De retour à l’Avenue, un jeune se précipite vers moi: «Regarde! regarde!», et me montre la vidéo de Caïd Essebsi s’adressant à Hollande en l’appelant «François Mitterrand», nous sommes morts de rire! Dans la Medina, le lendemain, les commerçants vont m’interpeller «Madame Mitterrand! Madame Miterrand!», en riant comme des fous et moi avec.

Dernier jour à Tunis: après mon café et ma lecture quotidienne des journaux sur l’Avenue (je ne conçois un voyage que lisant la presse tous les jours, on arrive très vite à comprendre les enjeux d’un pays par le biais), dernière visite de la Medina : je m’arrête dans la très belle boutique turque – bois peints dans les pastels, beaux carrelages – d’un vendeur de chechia, et nous devisons… politique et histoire.

La parole est libre. Et encore et toujours – comment font-elles pour me reconnaître en tant que française? J’ai enlevé mon badge «forum social» aujourd’hui – ces femmes que je croise et que je regarde dans les yeux qui m’offrent leur merveilleux sourire.

La nuit est tombée, les ruelles de la Médina sont maintenant vides. Les arcades sont admirablement mises en valeur par les lampadaires qui éclairent juste ce qu’il faut. Le muezzin lance à toute la contrée sa mélopée, belle manière d’appeler à la prière. Pendant ce temps, un bon groupe d’étudiants – en tous cas ils en ont l’air – continuent imperturbablement à fumer leur grand calumet de la paix intérieure, la chicha.

Dans le cadre bien précis de ce forum mondial en Tunisie, les préventions sociales, bloquant cette sorte de connivence immédiate avec l’autre, qu’il fasse partie du forum, ou pas, tombent. C’est la magie du forum. Pourquoi cela ne durerait-il pas? Un autre monde est bien possible. Et encore une fois, ça n’est pas une vision de mon esprit résolument optimiste, ça n’est pas un leurre, ça a existé toute cette semaine, sans un seul jour d’exception. C’est peut-être le plus important acquis de ce forum, à partir du moment où, de part l’étrangeté au sens propre de ce lieu et de ce moment du temps, nous acceptons d’oublier ou de mettre de côté provisoirement, nos différences.

Dernière vision de l’Avenue: dans une guérite au milieu du dispositif impressionnant (sacs de sable, char, barbelés) protégeant l’ambassade de France, je vois un jeune soldat bardé de ses armes, le bras mollement passé par la vitre cassée de sa guérite, souriant dans son téléphone ! Est-ce qu’on imaginerait ça chez nous? Non!

Donnez votre avis

Votre adresse email ne sera pas publique.

error: Contenu protégé !!