Palmyre, tombée dans les griffes de Daêch, est sacrifiée sur l’autel des calculs stratégiques d’Assad et de l’Iran… et de «irreal politik» des Etats-Unis et de la France.
Par Roland Lombardi*
Palmyre (Tadmor en arabe) est une ville du désert de Syrie, située à 210 km au nord-est de Damas. Cette oasis fut longtemps un point de passage des caravanes entre le Golfe et les côtes méditerranéennes. Véritable «perle du désert», cette cité est l’un des plus beaux joyaux de l’Antiquité, classé au patrimoine mondial de l’Unesco et carrefour des civilisations antiques.
Aujourd’hui, ce trésor archéologique est le dernier théâtre du drame qui traverse la région.
Inefficacité des frappes de la coalition anti-Daêch
Depuis le 13 mai dernier, l’Etat islamique (Daêch) avait lancé une offensive contre la célèbre cité. Au-delà du symbole, les troupes de Daêch visaient le nœud stratégique et névralgique du désert syrien, dernier verrou avant Damas et axe de communication principal vers la province irakienne d’Al-Anbar et la ville de Ramadi (à une centaine de km de Bagdad), assiégée elle aussi par les jihadistes. N’oublions pas également les réserves de pétrole et surtout de gaz dans la périphérie de Palmyre ainsi que la prison (réserve de futurs combattants?) et les dépôts de munitions et d’armes – certes vieillissantes – de l’aéroport militaire de la ville…
Une semaine après, soit le mercredi 20 mai au soir, et après des combats féroces avec les troupes du régime syrien, les combattants de Daêch sont entrés dans la ville et ont atteint le site antique jeudi matin.
Le sort de Palmyre sera sûrement, et malheureusement, celui qu’ont connu le site de Nimrud et les trésors du musée de Mossoul…
Légitimement, la chute de la cité antique est en train d’affoler littéralement les médias occidentaux. Par ailleurs, certains «spécialistes» y voient déjà, et encore, la fin prochaine du régime d’Assad. D’autres «experts» dénoncent à l’envi l’inefficacité des frappes de la coalition anti-Daêch et l’urgence de l’envoi massif de troupes au sol ou encore l’«irresistible» avancée des hommes en noir de Daêch.
Il ne faut cependant pas perdre de vue que les relatives «victoires» de Daêch en Syrie et en Irak sont moins dûes à leur supériorité militaire sur les troupes d’Assad ou sur le pouvoir irakien qu’à l’«irreal politik»(1) et aux «flottements stratégiques» des deux piliers de la coalition internationale que sont la France et les Etats-Unis.
«Flottements stratégiques» d’abord des Etats-Unis. Car les frappes de la coalition ne sont efficaces en Syrie que lorsqu’elles viennent appuyer au sol les soldats motivés tels les Kurdes hier à Kobané et aujourd’hui à Hassaké. En Irak, ces frappes le sont aussi lorsque sur le terrain, comme il y a quelques mois à Tikrit et sûrement demain à Ramadi, le pouvoir irakien appelle à la rescousse les solides milices chiites (environ 35.000 hommes) bien entraînées, expérimentées et encadrées par les Pasdarans, les troupes d’élite iraniennes.
Les stratèges occidentaux, plus pragmatiques et réalistes que leurs dirigeants, le savent pertinemment: il n’y aura pas de victoire sur Daêch sans Assad et surtout son puissant allié iranien voire même la Russie(2)!
Les combattants de Daêch sont entrés dans la ville de Tadmor.
Le futur rôle de l’Iran comme «gendarme régional»
Mais voilà, comme nous avons trop tendance à l’oublier, les Etats-Unis sont toujours en négociation avec l’Iran à propos de son nucléaire. Et ne soyons pas dupes : dans les négociations sur le nucléaire iranien se joue aussi l’avenir des rapports de force dans la région et, pourquoi pas, le futur rôle de «gendarme régional» de Téhéran.
C’est la raison pour laquelle, et des yeux avertis l’auront remarqué, depuis une année, avec l’intensification des négociations entre les 5+1 et l’Iran, les milices chiites en Irak (aux ordres de Téhéran) sont dans l’expectative. Elles n’entrent (et le plus souvent avec succès) dans la danse des combats que très ponctuellement au gré de leurs intérêts tactiques ou politiques. De fait, l’Iran attend, pour jouer pleinement son rôle, l’issue des pourparlers le 30 juin prochain ou une date ultérieure s’ils se prolongent…
En Syrie, en s’emparant de Palmyre et des vastes régions désertiques qui l’entourent, Daêch peut certes revendiquer le contrôle de presque 50% du territoire (encore une fois quasiment inhabité et désertique). Mais n’enterrons pas trop vite, comme naïvement le font certains, le maître de Damas. Certes, le régime d’Assad doit combattre sur plusieurs fronts: milices salafistes jihadistes affiliées à Al-Qaïda au nord-ouest et au sud-ouest, Etat islamiste à l’est. Toutefois, l’armée syrienne concentre ses forces sur Damas, le long de la frontière libanaise et sur la côte méditerranéenne (province alaouite de Lattaquié), c’est-à-dire la «Syrie utile». Il semblerait même que les troupes loyales au régime, toujours soutenues par environ 8.000 combattants du Hezbollah, encadrées par des conseillers russes et des officiers iraniens, soient entrées depuis quelques mois dans une phase que l’on nomme dans le jargon militaire de «pause opérationnelle»(3) (comme les milices chiites irakiennes évoquées plus haut)… en attendant un éventuel sursaut de réalisme des chancelleries occidentales. Il serait d’ailleurs fort probable que malgré le danger stratégique et au risque de paraître faible, Assad ait décidé de retirer ses combattants de Palmyre et ainsi, de la «sacrifier» sur l’autel de l’inertie occidentale…
Car, même si Washington a repris langue secrètement avec Damas, le président Obama, et surtout le président français, restent encore et toujours arc-boutés sur leur «irreal politik».
Par exemple, la France se refuse encore à frapper Daêch en Syrie de crainte de paraître l’allié objectif du «boucher de Damas».
Ces dernières heures, n’a-t-on pas encore entendu de la bouche de certains responsables français les sempiternelles sornettes, que leur soufflent aux oreilles les derniers utopiques du printemps arabe et les défenseurs d’une «opposition laïque syrienne» (qui n’existe plus), à savoir que «l’EI est l’enfant terrible de Bachar Assad» et que «pour venir à bout de Daêch, il faut faire tomber Assad»!
Notons au passage que ce sont ces mêmes «irresponsables» qui ferment les yeux et restent silencieux devant le double jeu criminel de la Turquie (qui refuse que les avions de la coalition décollent de son territoire et qui soutient nombre de groupes djihadistes en Syrie et en Irak), de l’Arabie saoudite ou du Qatar dont il n’est même plus besoin de rappeler les responsabilités dans le développement des groupes terroristes dans la région et ailleurs…
Plus que dans n’importe quel autre domaine celui de la direction d’une guerre illustre l’adage romain : errare humanum est, perseverare diabolicum(4). Nous sommes encore loin des opportunités qu’aurait pu saisir l’Occident avec l’émergence de l’Etat islamique(5)…
Alors que nous venons de fêter les 70 ans de la fin de la Seconde guerre mondiale, il est bon de rappeler que si Churchill et Roosevelt ne s’étaient pas alliés avec le diable Staline, ils n’auraient peut-être pas vaincu le nazisme… mais à l’époque les démocraties occidentales avaient pour chefs de vrais et de grands hommes d’Etat…
* Consultant indépendant, associé au groupe d’analyse de JFC Conseil.
Notes :
1) Terme d’Hubert Védrine.
2) Le Premier ministre irakien Haider al-Abadi s’est rendu le 20 mai à Moscou pour demander une aide militaire russe face aux djihadistes de l’EI ! En 2014, l’Irak a déjà reçu de la Russie une première livraison d’avions de combat Sukhoi pour l’aider dans son combat contre l’Etat islamique…
3) Arrêt momentané des opérations pour régénérer tout ou partie de la capacité opérationnelle de la Force.
4) «L’erreur est humaine, persévérer [dans son erreur] est diabolique»
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