Depuis 2011, les gouvernants successifs n’ont pas réussi à définir et à mettre en œuvre un plan quinquennal de développement économique et social.
Par Mohamed Chawki Abid*
«On n’est jamais mieux servi que par soi-même», dit un fameux proverbe, que les Tunisiens seraient bien inspirés d’appliquer pour sortir de leur crise actuelle.
1) Genèse des plans quinquennaux :
Tout d’abord il est utile de rappeler qu’en 1956, un trio de l’UGTT a travaillé dur sans moyens statistiques ou informatiques, ni calculatrice et ni assistance étrangère, pour la production du 1er plan quinquennal de développement socioéconomique 1956-1961. Il s’agit de Ahmed Ben Salah, Ahmed Tlili et Hédi Nouira.
J’ai eu le privilège de l’examiner en 2012, et ce fut un impressionnant ouvrage: un véritable travail de fourmis décliné par secteur et par région. D’ailleurs, reconnaissant la faiblesse du Parti socialiste destourien (PSD) sur le plan économique et social, Habib Bourguiba avait décidé d’intégrer des militants de l’UGTT au sein de l’Assemblée nationale constituante (ANC) pour produire la première constitution («destour») en juillet 1957.
Trente ans après (courant 1986), je me souviens avoir fait partie de deux sous-commissions sectorielles : industries agro-alimentaires et industries chimiques (dont industrie pharmaceutique en voie de naissance), alors que j’étais jeune ingénieur-développement à la BDET. Rachid Sfar était à l’époque ministre de l’Economie nationale (industrie et commerce), et avait donné le coup d’envoi des travaux de préparation du VIIe plan quinquennal de développement économique et social (1987-1991).
Après le départ de Mohamed Mzali du Premier ministère (juillet 1986), M. Sfar avait traversé la place de la Kasbah, pour déménager du ministère des Finances au Palais du Gouvernement, et veiller à la confection du projet de Plan de développement jusqu’à sa promulgation en juillet 1987 (voir photo).
Autrefois, pour préparer un plan quinquennal ‘‘N’’, le gouvernement en exercice créait des commissions sectorielles. Chaque commission sectorielle est formée par les fédérations professionnelles, des représentants de la tutelle, des représentants du système bancaire, des représentants des agences de promotion d’investissement correspondantes (API, Apia, ONTT, …), les représentants des fédérations professionnelles (Utica, Utap, FTH…), des représentants des bureaux d’études (CEI, CEA…), des centres techniques (Cettex, Cetime…) et des domaines de l’Etat (AFI, AFT, AFH, OTD…).
Ladite commission est chargée d’élaborer les études rétrospectives du quinquennat ‘‘N-1’’, assorties d’analyses des écarts avec les prévisions du plan précédent ‘‘N-1’’, et de proposer un ou plusieurs modèles de projection pour la quinquennie ‘‘N’’ au vu des préconisations des opérateurs du secteur (investissement, financement, production, valeur ajoutée, exportation, création d’emplois, balance devises, etc.). Enfin, la moulinette centrale mettait tout en musique et définissait la combinaison optimale à même d’ériger les projections définitives de tous les agrégats socio-économiques et des fondamentaux de base (notamment le PIB national, l’endettement extérieur, les grands équilibres…).
Le 25 juillet 1987 : Le président Habib Bourguiba signant la loi de promulgation du VIIe plan de développement 1987-1991, entouré notamment de Rachid Sfar, Ismaïl Khelil et Mahmoud Messaadi. L’application fidèle de ce plan aurait pu sauver la Tunisie en la propulsant assurément parmi les meilleurs pays émergents.
2) Nouvelle approche prospective :
Depuis 2011, les gouvernants successifs n’ont pas réussi à définir une vision pour tracer une stratégie et mettre en œuvre un plan quinquennal de développement économique et social. Aujourd’hui, le code d’investissement et le plan quinquennal sont les deux bébés du ministère de Développement, dont l’accouchement s’avère long et pénible.
Après avoir été préparé à 80% par le gouvernement Mohamed Ghannouchi en 2010, les gouvernements post-révolution ont malmené le projet du Code d’Investissement jusqu’à défaire ses principales composantes en vue d’y insérer d’autres conformément aux consignes des IBW et des pays «amis» et aux doléances de la mafia des multinationales.
Durant les 5 dernières années, aucun débat n’a été organisé sur les nouvelles incitations à l’investissement avec les experts et universitaires nationaux, ni avec les opérateurs économiques et investisseurs tunisiens. Seuls des meetings de courtoisie ont été accommodés avec des chancelleries ou des IDE, à Tunis ou à l’étranger.
Pour ce qui est du nouveau modèle économique et du plan quinquennal de développement socioéconomique (2016-2020), certains officiels reconnaissent qu’ils ont dû faire appel à des partenaires français (IMM, Femise, ambassade de France à Tunis) et à des partenaires allemands (GIZ) pour leur prêter main forte.
Dans un récent article sur un journal électronique tunisien (‘‘Leaders’’, 23 juillet 2015), on souligne que le Pnud et la GIZ ont été sollicités par le gouvernement pour fournir une cinquantaine d’experts et consultants et répondre à des besoins d’assistance et d’orientation. A présent, ces organismes étrangers sont en passe de nous confectionner un plan de développement comme bon leur semble.
De l’avis des initiés, il n’est pas acceptable que la stratégie de développement de la «Tunisie indépendante et souveraine» soit définie ou manipulée par des organismes étrangers, alors que le pays regorge de compétences confirmées et de hauts cadres ayant à leurs actifs de riches expériences. Visiblement, nos experts n’ont pas été sollicités pour participer à ce chantier d’envergure. Ils auraient été écartés sur instruction des «partenaires économiques» et «bailleurs de fonds», une discrimination intellectuelle incroyable et inacceptable.
Au-delà de l’exclusion de nos experts et de la lenteur dans mise en œuvre de ce projet, l’on constate une opacité excessive dans la couverture de ce chantier national. En lisant la presse, l’on découvre beaucoup de baratins et de langue de bois, mais rien de concret pour susciter le moindre débat sérieux et constructif.
A ce titre, on reproche au pouvoir exécutif d’éviter le recours aux débats (ni pour le code d’investissement, ni pour le plan de développement quinquennal, ni pour le PPP) à l’effet de bénéficier des expériences rétrospectives, favoriser l’éclosion de brainstorming fécond, et évoluer vers des pistes réalistes et consensuelles. Si on était sous un régime dictatorial, l’opacité aurait été comprise, bien que sous Ben Ali les réflexions préparatoires ont été suffisamment transparentes et avaient mis à contribution le maximum d’intervenants utiles: universitaires + professionnels + banques + bureaux d’études + centrale syndicale + autres composantes de la société civile. Certains vont jusqu’à conclure que «le mercenariat devient pire que la dictature».
3) Que vont-ils nous mijoter ces organismes internationaux?
Sous un climat de déficit de communication et de concertation intra-nationale, grand nombre d’observateurs estiment que le Plan Pnud-GIZ sera confectionné pour la Tunisie, non dans l’intérêt des Tunisiens, mais dans l’intérêt de l’Occident et des ses mercenaires.
Ce dont nous pouvons être presque sûrs, c’est que ces deux organismes ne vont pas recommander des investissements d’envergure dans le développement agricole, ni dans la valorisation industrielle des richesses naturelles (saumure, phosphate, sable, gypse, pierre marbrée, kaolin, plomb/zinc, etc.), ni dans la production d’électricité verte, ni dans le dessalement solaire de l’eau de mer. Ceci est d’autant plus vrais que les bailleurs de fonds internationaux (FMI, BM, BAD, BCE, Bird…) sont généralement hostiles au financement des projets de développement intégré (quand bien même générant des recettes en devises), prétextant une faible rentabilité financière pouvant causer la fragilisation des fondamentaux économiques du pays.
En revanche, ils nous suggéreront vraisemblablement le recours aux IDE pour leur confier ce genre de projets structurants, à haute valeur ajoutée, et potentiellement exportateurs. En outre, ils nous recommanderont la planification de projets de sous-traitance, la réalisation de centrales thermiques au charbon importé, le développement de l’exploration et l’exploitation du gaz de schiste, etc.
Naturellement, ils s’arrangeront à nous faire miroiter des projections hypothétiques des fondamentaux économiques (croissance, création d’emplois, exportation, endettement, balance des paiements…) en dépit de la prise en compte d’hypothèses prônant une plus grande libéralisation de l’économie nationale (Aleca avec l’UE, démantèlement tarifaire avec les autres pays, PPP, AMC, etc.).
Ils nous imposeront l’engagement du pays sur une orientation ultralibérale, conjuguée à une ouverture totale de notre économie sur les marchandises et services étrangers, sans toutefois préconiser des dispositifs préventifs dissuasifs et efficient face à la recrudescence des malversations, dont la corruption, la fraude fiscale, l’évasion de capitaux, et de l’économie souterraine.
Ceci nous emmènera tout droit vers la privatisation d’entreprises publiques, la confiscation des secteurs stratégiques au moyen de la multiplication des contrats PPP, la mis en faillite accélérée des entreprises en difficultés financières par le biais de l’AMC, l’aggravation de l’endettement extérieur jusqu’à confirmation de son insoutenabilité, la mise en jeu des hypothèques frappant les richesses naturelles, etc.
Si aucune prise de conscience n’était observée par le chef de l’exécutif et le président de la république, le modèle grec serait définitivement dessiné à l’horizon.
* Ingénieur économiste.
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