Yassine Brahim est, sans aucun doute, le ministre le plus impliqué dans l’élaboration des grands projets qui rétabliront les équilibres interrégionaux en Tunisie.
Par Yassine Essid *
S’il y a bien aujourd’hui une expression qu’on devrait bannir à jamais du vocabulaire politico-économique, c’est celle de développement. Un concept longtemps passé de mode surtout en cette période d’extrême atonie de l’activité économique des pays qualifiés, par un euphémisme complaisant, pays en développement. Pourtant des personnalités, hier encore professeurs, juristes ou ingénieurs, sont devenus, une fois nommés ministres, d’impétueux et audacieux doctrinaires. Le dernier représentant de cette école de pensée n’est autre que l’actuel super-ministre aux trois portefeuilles – excusez du peu – celui du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale. C’est pour cette raison d’ailleurs qu’il figure le plus souvent dans les médias sous les traits d’un personnage en méditation profonde sur notre sort à tous.
Cette méditation qui vous accable
Sur la photo, devenue image emblématique, il a l’air calme et réservé, un esprit parfaitement équilibré, le corps et les traits relâchés. Il porte une chemise blanche raffinée et très en vogue, dont le col ouvert est fait pour être porté sans cravate. Une alliance portée au doigt et particulièrement visible a de quoi décourager d’éventuelles prétendantes. Tout cela lui procure beaucoup de charme et de caractère, lui donne une allure jeune et distinguée et renforce ce côté rupture avec l’air ringard des tenues austères de cadre supérieur. C’est que notre ministre ne partage rien avec ces managers preneurs de risques qui décident rapidement ce qui doit être fait et accordent peu d’importance à l’introspection. Il cultive au contraire l’image du visionnaire créatif qui absorbe facilement des idées sur les situations qui se présentent et qui aime les gens et les motive. Aussi provoque-t-il chez nous cette empathie naturelle envers celui qui comprend le monde dans lequel il vit.
Contrairement au menton posé sur le dos de la main comme dans la statue du Penseur de Rodin, Yassine Brahim, l’index frappé contre sa tempe, liant ainsi l’exercice de l’esprit à celui du corps, semble avoir beaucoup considéré la meilleure posture à prendre avant de se faire photographier. Le résultat est sans appel. Car nous retrouvons en lui une personne dont les qualités sont déjà en nous et qui nous ressemble, avec cependant cette phénoménale différence, l’opposant à ses collègues, qu’il s’est personnellement beaucoup appliqué à croire en l’avenir. Quoi de mieux pour le pays qu’un grand commis de l’Etat qui, par sa réflexion et son travail, informe et contribue à construire la politique de demain et à mettre en valeur les grands projets qui rétabliront l’équilibre interrégional et international.
Le militantisme d’une nouvelle génération
La démarche, certes technocratique, est néanmoins relevée par une forme de militantisme d’une nouvelle génération qui ne cesse de méditer sur le meilleur moyen de sortir le pays du marasme. Il ne s’agit pas cependant de cette méditation qui vous accable, provoque de douloureuses insomnies, mais une méditation tranquille, sans inquiétude qui a foi en l’avenir et qui s’ouvrira inévitablement sur des actions d’une grande portée.
Nous voilà en présence d’un dirigeant qui innove tous azimuts pour le bien du pays. Non pas l’avenir immédiat, conditionné par les problèmes de survie, mais celui des stratégies à long terme et de la coopération plus étroite entre les pays en développement et les pays avancés qui débouchera inéluctablement sur la réalisation d’objectifs communs. Le reste n’est qu’un blablabla de déni : création d’emplois, investissements publics et privés et toute une série de réformes dont il est le seul à en posséder le secret. Mais comment compte-t-il s’y prendre ?
Comme c’est toujours le cas dans nos pays : c’est-à-dire selon la vieille méthode qui consiste à abstraire et à manipuler quelques variables isolées est inadéquates là où il convient de transcender la séparation conventionnelle des facteurs économiques et non économiques. Car, plus que jamais, tout effort pour traiter le développement économique, politique et sociétal comme des processus séparés est vide de sens.
Rendons maintenant compte d’une autre réalité, bien plus pertinente celle-là – et bien plus gênante pour notre valeureux serviteur de l’Etat. Comment compte-t-il concilier les facteurs de blocage à la croissance économique et les effets du comportement humain? Comment associer l’économie de marché et l’intervention plus que jamais réclamée de la puissance de l’Etat? Comment faire pour que les salaires des fonctionnaires ne soient point compromis? Comment éviter le doublement du budget de la défense et de la police dans une période d’extrême instabilité sécuritaire? Comment arrêter la dégringolade du dinar et la détérioration des termes de l’échange? Comment faire pour atténuer les défaillances et la ruine des grands secteurs d’activités et éviter les risques de faillite des entreprises publiques? Enfin, comment faire face aux incertitudes produites par un gouvernement hétéroclite à l’image de sa coalition et un Premier ministre qui cherche encore sa voie? Ignorer cela rend évidemment plus facile de s’illusionner sur sa propre politique. Et tout cela n’est plus, en définitive, que le résultat d’une tentative d’opacification du réel qu’on laisse hors d’atteinte et, plus grave encore, un travestissement inconscient de la nature véritable de la situation d’un pays porté aujourd’hui à bout de bras par les dons financiers, par les banques privées et les institutions financières internationales.
Pauvreté du champ intellectuel de l’élite au pouvoir
Yassine Brahim avait présenté au lendemain de sa prise de fonction son «modèle» invoqué comme une voie originale vers le développement mais qui n’est rien de plus qu’un nouveau discours d’un candidat en campagne électorale. Ce modèle entraînera, selon ses dires, un «bond qualitatif» dans le paysage économique et social à moyen et à long termes, à travers la participation de toutes les régions au développement global de la Tunisie. Il suffirait, pour cela, de le renforcer par un tournant économique susceptible de répondre aux attentes des Tunisiens.
Enfin, dernière trouvaille, aujourd’hui au centre d’une vive polémique, l’initiative apparemment toute personnelle, du moment que chaque ministre du gouvernement Essid est essentiellement livré à lui-même, d’engager une banque étrangère qui prendra en charge de faire du marketing pour les projets retenus dans le plan de développement quinquennal pour la Tunisie (2016-2020). Une démarche qui, si jamais elle s’avérait vraie, nous ramènerait au bon vieux temps des pratiques françaises en Centrafrique indépendante où le trésorier- payeur était un fonctionnaire français nommé par le ministre des Finances de l’Hexagone.
On peut, certes, recenser ici tous les arguments de toutes les théories de développement économique passées, qu’elles soient de gauche ou de droite, socialiste, capitaliste ou impérialiste, révolutionnaire ou pacifique, tout comme celles qui vantent l’harmonie et l’équilibre qui succèdent aux rapports de force, à la domination et à la dépendance. Et somme, toutes les idéologies mobilisatrices de propagande soi-disant destinées à faire accéder les pays du Tiers-monde au rang des pays développés, et qui sont restées sans suite.
Ces innombrables voix fondées sur les sentiments plutôt que sur la raison et qui portent haut et forts les valeurs de la démocratie, de la croissance et de la bonne gouvernance, en dépit de la réalité déplaisante, en disent long sur la pauvreté du champ intellectuel de l’élite au pouvoir, incapable de sécréter autre chose que des mensonges, refoulée dans un ghetto intellectuel, celui des marchands du prêt-à-penser, représentant un gouvernement tout juste capable de faire vivre le pays au jour le jour.
Alors, au lieu de s’extasier sur les lendemains qui chantent, nos technocrates convertis à l’économisme feraient bien mieux de se remémorer ce vieil adage devenu le mantra de ce gouvernement : à chaque jour suffit sa peine.
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