Habib Essid gouverne sans être responsable de rien, devant personne. Ses vœux les plus chers pour 2016 ne sont-ils pas déjà exaucés?
Par Yassine Essid
Chefs d’Etats et de gouvernements devraient désormais s’abstenir de sacrifier à cette «liturgie» d’adresser leurs vœux du nouvel an à leurs peuples, surtout lorsque les années se suivent et se ressemblent tristement mais en pire. Car ils continuent franchement de croire que durant ces courts instants, les gens cesseraient de penser seulement à eux-mêmes pour devenir une immense famille partageant la vision d’un avenir commun, le meilleur possible. Ils pensent sérieusement qu’en quelques mots propitiatoires ils réussiraient à réaliser ce qu’ils n’ont pas su faire en un an : rallier à eux ceux qui travaillent et qui souffrent individuellement ou collectivement, directement ou indirectement, aujourd’hui ou demain, de leurs lamentables inepties et qui, subitement, à la faveur d’un jour de congé, deviennent plus réceptifs, plus proches, profondément compréhensifs et étroitement solidaires de la politique engagée par leur gouvernement, biffant au passage le souvenir de leur misère, oubliant leur déboires ou simplement les relations souvent distendues qu’ils n’avaient cessé d’entretenir avec les décideurs politiques, les leaders de la société civile ou simplement leurs employeurs.
Bonnes résolutions et voeux pieux
La tradition de la présentation des vœux est un exercice difficile. Médiatisé, il exige une posture de circonstance qui transmet un sentiment d’apaisement, de calme, mais aussi de travail et d’autorité. Privilégiant la simplicité, l’objectif de l’orateur est de clore une année difficile parsemée de drames. Si l’on veut conquérir l’estime des citoyens, il est alors préférable d’opter pour des propos réalistes, précis et entrainants et non pas donner des faux espoirs aux gens pour se plaindre plus tard du nombre élevé des grèves, des protestations, et de manifestations de désobéissance civile.
L’arrivée d’une année nouvelle est le moment de souhaiter des meilleurs vœux de santé, de bonheur et de prospérité. Cette formule lapidaire et consacrée, n’est point tant inepte qu’il y paraît Car avec cela, on a fait le tour des choses. Du moins, des principaux chantiers de l’existence sans faire des promesses qu’on ne tiendra pas, ni prendre de bonnes résolutions énergiques qui resteront à l’état de vœux pieux. Pour ce qui nous concerne, intellectuels réputés frustrés des privilèges du pouvoir, nous nous amuserons des paroles des diseurs d’horoscope et tant pis si on nous accuse d’esprits chagrins habitués à clamer à l’unisson qu’on se moque du monde.
Référons-nous à cet égard aux propos de bon augure, vainement paternalistes, du président de la république Béji Caïd Essebsi. Dans son allocution, exprimée dans la pure tradition des manipulations que les médias nous ont habitués du temps de l’ancien régime, il dépeint un avenir conforme à nos souhaits mais en totale opposition aux réalités vécues. Aussi est-il question de l’éternel argument du développement économique construit autour de projets très concrets en plus des fadasses habituelles: restaurer la confiance, favoriser la croissance, engager les grandes réformes, faire preuve de rigueur, contribuer à la cohésion sociale sans oublier pour autant les sacrifices à consentir pour que 2016 soit vraiment une année de prospérité florissante. En somme, un salmigondis véritable mêlé aux salutations d’usage à l’adresse du peuple, du gouvernement, des forces de sécurité et de l’armée.
Un compte-rendu promotionnel
La même rhétorique politique, propre aux gouvernants des pays du tiers-monde, va nourrir cette fois le discours du chef de gouvernement Habib Essid. Au lieu de faire le bilan de l’année précédente, désastreuse sur les plans économique et social, dramatique et traumatisante car jalonnée d’attentats terroristes, il a préféré s’attarder sur la suite de son mandat. Il se met alors à nous chatouiller le nez avec une paille en annonçant de vraies réformes, à faire étalage des grands chantiers, d’objectifs de rationalisation des projets économiques sur le modèle dirigiste d’une planification incitative de cinq ans ce qui, pour un pays qui vit chaque jour comme si c’était le dernier, est une joyeuse plaisanterie.
Ce faisant, Habib Essid ne manquera pas de se projeter sans nuance dans son propre devenir politique comme si son maintien dans la fonction allait perdurer à tout jamais. Dans le but d’améliorer ses performances marketing, il nous propose un compte-rendu promotionnel de ses activités afin de s’attirer le soutien d’une opinion publique mécontente, lassée de la manière avec laquelle il préside aux destinées du pays. Le recourt à ce rituel est désuet et risqué à la fois. Désuet, parce qu’on cherche encore à en faire l’expression ineffaçable de la fraternité nécessaire au progrès et à la prospérité de la nation. Risqué, parce qu’il lui fallait inévitablement revenir sur les événements et les réalisations accomplies l’année passée tout en posant les bases des douze mois à venir. Or l’Etat présent du pays est le constat d’un aveu d’échecs successifs. Nul souvenir d’une politique efficace en matière de croissance, d’emploi et de lutte contre les abus et la corruption. La force d’inertie des pouvoirs institués se maintient, la désorganisation administrative s’aggrave et l’autorité de l’Etat est largement contestée. Cet inventaire, qui n’a rien d’imaginaire et qui est facile à chiffrer, renvoi l’image d’un pays qui marche sur la tête.
Grandes ambitions, avenir sacrifié
Appréciés par rapport aux résultats obtenus, les vœux que le Premier ministre, qui s’est contenté de répéter ce qu’on imagine l’œuvre de ses conseillers, des faussaires patentés, ne sont plus alors qu’une mystification de plus, une supercherie habilement calculée, un dernier canular surréaliste réservés aux souffre-douleurs que nous sommes. Ainsi, Habib Essid a souhaité aux Tunisiens, «une nouvelle année sous les meilleurs auspices, apportant en son sillage la sécurité, la stabilité et la prospérité». Année décisive car, dit-il, elle est «la première de la stratégie de développement quinquennale 2016-2020, qui sera axée sur la bonne gouvernance, la lutte contre la corruption et la mise en place de grandes réformes pour le développement économique et régional». A son tour donc de rappeler, comme il se doit, l’importance de «l’union nationale face aux menaces qui guettent la Tunisie».
Alors tout va bien: le pays est au travail et demain le résultat de ce travail profitera à tous. Ainsi on construira des routes, des hôpitaux, des stades, des réfectoires d’écoles; on fera diminuer le chômage et on transformera le plomb en or puisqu’on promet des réformes tous azimuts sans jamais aborder les moyens de leur financement. On mêle le futur au présent pour donner l’impression que ces projets sont en voie d’être réalisés au moment même où il prend la parole pour les évoquer.
Bref, à travers les vibrations célestes et les gadgets pédagogiques de tous ordres, le discours du Premier ministre agit comme un message subliminal mobilisant la mémoire collective et jouant sur les affects. En fait, il n’a fait que reproduire les fantasmes de ses prédécesseurs qui avaient occupé cette charge depuis 2011: de grandes ambitions affichées mais un avenir sacrifié. Nulle mention du pays réel qui traduit les réseaux d’existence où se vivent les véritables enjeux pour les acteurs concernés, mais la mystification de discours de convenance qu’on produit pour se légitimer et se maintenir en place.
Il y a bien sûr l’argument sécuritaire qui vient à la rescousse. Ces actes terroristes destinés à saboter le processus de démocratisation et de modernisation pays, «nous continuerons, dit-il, à les prévenir et les combattre».
Argument pragmatique grâce auquel on invoque un prétexte pour faire oublier le reste, éluder une question jugée embarrassante ou se déculpabiliser de l’absence de volonté politique, du manque d’audace, de l’amateurisme, de l’incompétence et du mensonge.
A ce propos, la politique politicienne s’est invitée récemment dans l’affaire de l’agent de sûreté ayant sollicité un pot de vin d’un automobiliste. De telles exactions, longtemps ancrées dans les mœurs des forces de l’ordre, avaient l’air de fort incommoder le ministre de l’Intérieur d’un gouvernement réputé intransigeant dès qu’il est question de corruption.
Acculé tout de même à préserver à tout prix la réputation de ses troupes, il s’est abrité derrière l’euphémisme du «comportement individuel et isolé». Dans ce pénible fait-divers, l’enjeu de persuasion échappe à la question de la vérité. Il ne s’agit pas d’avoir raison mais de faire en sorte que l’autre partage cette raison.
On ne peut pas reprocher à Habib Essid d’avoir échoué à appliquer un programme électoral, puisqu’il n’en a pas. Etant nommé en dehors des partis de la coalition, il n’a pas à invoquer un modèle de gouvernance ou à le parfaire dans l’intérêt de la population. Il n’a même pas d’adversaires politiques. Tout juste des courtisans. Le voilà donc tiré d’affaire, car il gouverne sans être responsable de rien, devant personne. Ses vœux les plus chers pour 2016 ne sont-ils pas déjà exaucés?
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