La révolution du 14 janvier 2011 n’a pas dit son dernier mot. «La plus jeune démocratie au monde», dixit Barack Obama, a plus d’un tour dans son sac…
Par Moncef Dhambri
Au moment du bilan quinquennal de notre 14 janvier 2011, Nidaa Tounes, une des forces qui ont fait barrage à l’islamisation du pays, n’a pas fini de dérouler sous nos yeux le triste spectacle de ses luttes fratricides et de sa fin certaine – en tout cas, sous sa forme de contrepoids égal ou supérieur au parti islamiste d’Ennahdha.
L’effondrement du parti fondé par le président de la république Béji Caïd Essebsi (BCE) fait craindre les pires scénarios. A tout instant, la «success story» tunisienne peut, elle aussi, rejoindre le groupe de ces pays du Printemps arabe qui ont cru pouvoir s’essayer à l’exercice démocratique et perdu la partie.
Pourtant, une exception tunisienne existe bel et bien. Cette «tunisianité», quand bien même instinctive, tâtonnante et trébuchante, a réalisé des exploits et pourrait inventer d’autres prouesses, d’autres miracles.
La démarche intuitive
Même si les évènements qui se déroulent en Tunisie n’autorisent aucune pause, l’obligation d’un temps d’arrêt pour prendre la mesure quinquennale de la transition démocratique tunisienne reste une nécessité absolue.
Cette radioscopie, qui suspend le temps, permet à l’analyse de faire la synthèse et les généralisations qui donnent raison à la survie de l’espoir ou tuent les illusions de ceux qui ont eu tort de croire en ce soulèvement inédit.
En effet, l’examen des cinq années qui ont suivi la fuite de Zine El-Abidine Ben Ali accorde à l’optimisme et au pessimisme des parts égales de ce bilan: un verre à moitié plein de réussites et l’autre moitié où il n’y a que des échecs patents.
Cet équilibre du 50/50 entre les succès et les insuccès demeure si précaire, cette confusion à laquelle le pays est confronté est si générale et l’incertitude du parcours est si profonde que le processus de la transition démocratique risque, à tout instant, d’être repris à zéro – une première, une deuxième ou peut-être même une troisième fois – avant l’escale finale.
Le jour où la foule populaire avait investi l’avenue Habib Bourguiba, assiégé le ministère de l’Intérieur et crié son ordre «Dégage!» jusqu’à obtenir gain de cause, la volonté de ce tsunami humain se limitait au départ du dictateur Ben Ali et au renversement de son régime totalitaire. Hormis le slogan «Liberté, Justice et Dignité» qui portait cet élan des masses tunisiennes, il n’y avait pas de fondements idéologiques ou de constructions programmatiques – même les plus approximatifs – ni de structures d’encadrement pour organiser ce soulèvement auquel tout le monde, ou presque, s’était immédiatement identifié. Il n’y avait aucune cohérence idéale, excepté le vague dénominateur commun d’une frustration et d’une colère qui ont atteint les limites du supportable.
Cette mobilisation échevelée, qui puisait sa force dans une solidarité unificatrice insoupçonnée, avait également le mérite de créer un accord majoritaire, voire unanime, sur l’obligation de saisir cette chance inouïe d’une «révolution peu coûteuse» pour lui offrir le meilleur parcours et lui accorder les meilleures options.
Trois ou 4 mois de tractations et d’atermoiements ont abouti à la décision de réécrire la constitution tunisienne avant d’entamer le véritable nouveau départ du pays.
Ainsi, les élections de l’Assemblée nationale constituante (ANC) ont été tenues, le 23 octobre 2011, et le parti islamiste d’Ennahdha a raflé la mise de ce premier scrutin libre de l’après-Ben Ali. Ayant convaincu le Congrès pour la République (CpR) de Moncef Marzouki et Ettakatol de Mustapha Ben Jaafar – en contreparties d’une présidence de la république, pour le premier, et la présidence de l’ANC, pour le second –, les Nahdhaouis ont pu former leur première coalition gouvernementale, la Troïka 1, sous la direction de Hamadi Jébali, et entamer l’interminable rédaction de la «meilleure constitution existant au monde» – pour emprunter la formule du président d’Ettakatol décrivant la nouvelle loi fondamentale de la Tunisie.
«Des hommes honnêtes et qui craignent Dieu»
Cette étape, initialement prévue pour une année, a enchaîné les prolongations les plus interminables, engendré des crises nombreuses et aigües, causé des dégâts irréparables, atteint les ruptures les plus dangereuses et buté contre une ingouvernabilité totale du pays opposant la «légitimité électorale» d’Ennahdha à une majorité bruyante qui a investi la place du Bardo et exigé la révocation de la Troïka 2, le second gouvernement de coalition conduit par Ali Larayedh.
Le sit-in d’Arrahil (départ) de l’été 2013, point culminant du désaveu de la tentation islamiste, a eu raison de l’entêtement des Nahdhaouis à s’accrocher au pouvoir, malgré leurs nombreuses incompétences et erreurs, et ouvert toute grande la voie à la société civile pour organiser la suite de la transition, pour en définir les objectifs et fixer le timing de l’exécution de ce plan de sauvetage.
Le Dialogue national, piloté par le Quartet (UGTT, Utica, le Conseil de l’ordre des avocats et la Ligue tunisienne des droits de l’Homme), a forcé Ennahdha et ses associés de la Troïka à céder la direction des affaires du pays à une équipe gouvernementale indépendante et sommé l’ANC à mettre les bouchées doubles pour achever, dans les plus brefs délais, la rédaction de la nouvelle constitution, permettre ainsi la tenue de nouvelles élections et accorder aux pouvoirs législatif et exécutif du pays des mandats autrement plus légitimes.
Avant que la nouvelle constitution de la République tunisienne n’ait été définitivement adoptée par l’ANC (le 26 janvier 2014) et qu’Ennahdha n’ait perdu son statut de premier parti politique du pays (lors des élections législatives du 26 octobre et de la présidentielle de novembre-décembre 2014), les Tunisiens ont tiré de nombreux enseignements du passage au pouvoir des Troïkas 1 et 2.
Ils ont notamment appris qu’accorder leurs voix électorales à des candidats «honnêtes et qui craignent Dieu» ne faisait pas nécessairement des dirigeants islamistes de bons et loyaux gouvernants. Ils ont également découvert qu’Ennahdha souhaitait transformer son mandat provisoire, à la tête de la Constituante et du gouvernement, en une opération de refonte sociétale visant, entre autres transformations, à dicter à la Tunisie l’abandon de l’égalité femme-homme, pour lui substituer une certaine «complémentarité» des genres, et le recours à la charia comme source d’inspiration première de la législation tunisienne.
Cette tentative d’islamisation de la Tunisie, qui a donné lieu à des débats et des affrontements les plus âpres, a élevé la confrontation entre modernité et progressisme, d’une part, et réaction et conservatisme, de l’autre, jusqu’au niveau de la violence et de l’assassinat politiques qui ont coûté la vie à Chokri Belaïd (le 6 février 2013) et Mohamed Brahmi (le 25 juillet 2013) – pour ne citer que ces deux meurtres.
«Les enfants de Rached Ghannouchi», ainsi que l’on a appris à identifier les salafistes, les wahhabites et autres djihadistes, ont eu le temps et la liberté, sous les mandats des Troïkas 1 et 2, entre décembre 2011 et janvier 2014, de s’organiser, de recruter, de se structurer et de frapper pour tuer les opposants politiques, les membres des forces de l’ordre, les agents de la Garde nationale et les soldats.
Cette lutte armée, qui ne disait pas encore son nom, a secoué le pays et porté à la «popularité» d’Ennahdha un coup dur – peut-être bien plus fatal qu’aucune autre des nombreuses erreurs commises par les gouvernements islamistes durant leurs 2 années de pouvoir.
Sous la tente des Nidaïstes
Le voile a donc été levé sur le projet nahdhaoui de la confiscation de la Révolution: sentant que la transition démocratique leur échappait, les islamistes radicaux – ceux-là mêmes auxquels le gourou de Montplaisir conseillait d’être patients et auxquels il demandait de construire leur projet d’islamisation de la Tunisie sur le long terme et une institution de l’Etat après l’autre – ont décidé d’utiliser la force brutale et de semer la peur et la confusion.
C’est ce bilan désastreux de la montée du terrorisme, du désordre total qui régnait dans le pays, des blocages dont souffraient les institutions publiques et les entreprises privées, de la paralysie de l’économie tunisienne, de la fuite des investisseurs étrangers et du mécontentement social généralisé qui a finalement convaincu Ennahdha à s’asseoir à la table des négociations du Dialogue national et d’accepter finalement de quitter le pouvoir.
Cette expérience malheureuse des Troïkas 1 et 2 a eu le mérite de faire prendre conscience à l’électorat tunisien de l’ampleur et de la gravité du chèque en blanc remis aux islamistes d’Ennahdha, le 23 octobre 2011, et a permis de donner naissance, dès l’été 2012 et autour de la personnalité charismatique de BCE, à Nidaa Tounes, une formation qui s’est assignée la tâche de servir de contrepoids à l’influence nahdhaouie.
Il importait peu, alors, de scruter les détails de la composition du Nidaa, de connaître avec précision ce que la tente nidaaïste pouvait abriter comme appartenances idéologiques et politiques, ou de s’attarder sur les véritables intentions de ceux qui, venant de toutes parts, ont décidé de rejoindre ce mouvement populaire. Le parti de BCE avait le vent en poupe et ses dirigeants, chaque jour encore plus convaincants et plus mobilisateurs, présentaient des promesses crédibles et… des solutions de rechange plus que valables.
Les déçus d’Ennahdha, les anti-islamistes et autres progressistes et modernistes avaient besoin de croire en Nidaa Tounes. Il ne pouvait en être autrement car, au centre et à gauche de l’échiquier politique, il n’y avait que des alternatives vagues, bancales ou passéistes, et des figures aux égos surdimensionnés…
Que notre anti-nahdhaouisme «primaire» ait accordé une confiance aveugle à Nidaa Tounes et qu’aujourd’hui nous nous rendons compte le parti de BCE s’est joué de notre mise ne devrait nullement nous décourager. Nous avons corrigé plus d’un tir, depuis le 14 janvier 2011, et nous en corrigerons d’autres.
Pour cela, nous n’avons pas épuisé nos ressources: notre intelligence et notre génie sont sans limites. Le monde, qui nous a décerné le prix Nobel de la paix, a reconnu les mérites et l’originalité de notre expérience. Cette consécration internationale, nous ne la devons à aucune personnalité ni à aucun parti politique, mais plutôt à l’action de notre société civile.
Nos moyens sont modestes et peuvent même avoir été perdus totalement, mais notre rêve démocratique est grand. Les ennemis de notre réussite sont redoutables, mais notre volonté de défendre notre projet reste entière. Notre patience a trop attendu, mais elle refusera de manquer son rendez-vous avec l’Histoire.
Donnez votre avis