Si la Tunisie est le seul pays à se maintenir sur la voie démocratique, 5 ans après le déclenchement du Printemps arabe, elle doit cette réussite à l’armée.
Par Sharan Grewal *
Ayant été marginalisée sous l’Etat policier du dictateur déchu Zine El-Abidine Ben Ali, «la grande muette» tunisienne n’avait aucune raison de soutenir un autre régime autoritaire, ni de jouer une carte autre que celle du choix démocratique.
Cinquante années de silence
Alors que l’intérêt des observateurs de l’expérience démocratique tunisienne s’est très souvent focalisé sur l’adhésion de l’armée et son influence sur le cours des 5 années de transition en Tunisie, la réflexion a omis d’accorder la part d’analyse qui doit revenir à la manière dont les militaires ont eux aussi été influencés par le soulèvement du 14 janvier 2011.
Une nouvelle recherche conduite par le Carnegie Endowment for International Peace démontre que l’armée tunisienne, qui a été pendant très longtemps mise à l’écart, a enregistré une nette amélioration et un renforcement indéniable de sa position, depuis la Révolution. Ces transformations sont la résultante d’une restructuration graduelle du régime politique, loin de l’Etat policier que le pays a connu sous Ben Ali et vers une situation où les différents appareils sécuritaires tunisiens sont plus équilibrés.
Cette correction de l’asymétrie du pouvoir décisionnel en Tunisie, ce rééquilibrage pourrait avoir des répercutions sur la capacité tunisienne à faire face aux menaces sécuritaires sérieuses auxquelles le pays est confronté, sur les perspectives des réformes du secteur sécuritaire et les possibilités de renforcer la démocratie tunisienne.
En 1956, lorsque Habib Bourguiba accéda au pouvoir, les putschs militaires, qui ont marqué la scène arabe en Egypte, Syrie et en Irak, ont influencé le premier président de la Tunisie indépendante à prendre le soin d’affaiblir son «armée républicaine», à la tenir à l’écart et à la contrebalancer par une police et une garde nationale plus que fortes. Ce choix stratégique était défendable et soutenable dans la mesure où le mouvement de la libération du pays a été, dans une très large mesure, pacifique, que le pays n’a pas hérité de sa lutte pour l’indépendance d’une armée nationale et que, durant les années ’60 et ’70 du siècle dernier, la Tunisie n’a pas eu à faire face à une sérieuse menace sécuritaire externe.
Cette marginalisation de l’armée s’est encore plus renforcée sous le 2e président de la Tunisie indépendante, Zine El-Abidine Ben Ali. Général d’armée lui-même, Ben Ali a brièvement flirté avec la grande muette, cependant, à la suite d’une tentative de coup d’Etat en 1991 (imaginaire ou carrément imaginée, NDLR), il décida de mettre l’armée, une fois de plus et catégoriquement, sur la touche. Et, pendant 2 longues décennies, le régime de Ben Ali a misé sans compter sur le renforcement matériel et politique de la police, au détriment d’une armée qui souffrira d’un sous-financement et d’un sous-équipement chroniques et qui restera éloignée du pouvoir de décision. A titre indicatif, le jour où le dictateur Ben Ali a été «dégagé» par la Révolution du 14 janvier 2011, le budget du ministère de la Défense représentait la moitié de celui de l’Intérieur.
La nouvelle donne révolutionnaire
La Révolution a sensiblement changé la donne. Depuis 2011, il y a eu rééquilibrage entre l’armée et la police. Confrontés à une crise sécuritaire sans précédent dans l’histoire de leur pays indépendant, les dirigeants de la Tunisie post-révolutionnaire se sont trouvés dans l’obligation de renforcer de toute urgence les forces armées tunisiennes. Le budget du ministère de la Défense a été augmenté plus remarquablement que celui d’aucun autre ministère, depuis 2011, enregistrant une croissance annuelle moyenne de 21%. Si cette tendance se poursuit, dans les 6 ou 7 prochaines années, le budget de la Défense parviendra à dépasser celui de l’Intérieur.
Concrètement, cette montée en puissance des forces armées tunisiennes s’est traduite par l’acquisition de celles-ci de nouveaux matériels, équipements et armes, et par la conclusion de nouveaux partenariats internationaux, notamment avec les Etats-Unis, qui ont triplé, en 2015, leur assistance militaire à la Tunisie.
Cette force croissante de l’armée a été appuyée par une plus grande influence politique. A mesure que la transition démocratique tunisienne s’est acheminée vers un système parlementaire, il est devenu clair que la gestion des affaires de la défense du pays allait de plus en plus échapper au contrôle strict et personnel des dictateurs du passé, et que celle-ci allait être une responsabilité que se partagent, à égalité de pouvoirs, le président de la république et le Premier ministre – tous deux chefs de l’exécutif et, théoriquement et pratiquement, rivalisant sur les questions sécuritaire, militaire et policière…
L’autre indicateur le plus révélateur de cette plus grande importance de l’armée en Tunisie post-14 janvier réside dans le nombre croissant de nominations de militaires à des postes traditionnellement réservés à des personnes civiles. Durant les 23 ans de règne de Ben Ali, un seul militaire a occupé la fonction de gouverneur. En l’espace de 5 années de révolution, 11 officiers militaires en retraite ou encore en exercice ont été nommés gouverneurs, certains pour des mandats multiples dans différents gouvernorats.
A mesure que le pouvoir de l’armée s’est accru, les dirigeants tunisiens ont tenu à promouvoir et à honorer les officiers loyaux. Réserver un traitement de faveur aux militaires loyaux n’est en rien une stratégie nouvelle, cependant, le changement de la classe politique tunisienne, au lendemain de la Révolution, semble avoir entraîné une transformation de la composition démographique des hauts gradés de l’armée tunisienne: habituellement, les officiers supérieurs étaient originaires de Tunis et de la région du Sahel – la zone côtière riche du pays où se trouvent les villes de Sousse et Monastir, lieux de naissance de Bourguiba et Ben Ali. Ces 2 régions du pays, dont les populations ajoutées dépassaient à peine les 24% de la population totale tunisienne, s’étaient taillées près de 40% des officiers promus au Conseil suprême des armées sous Ben Ali.
Les choses ont changé, en Tunisie révolutionnaire. La loyauté d’un certain nombre de militaires originaires de régions autres que celles de Tunis et du Sahel a été récompensée – notamment au lendemain de la prise du pouvoir par l’armée égyptienne, en juillet 2013…
La mise à l’écart de l’armée une chose du passé
Très certainement, la dimension la plus significative dans cette nouvelle distribution des cartes du pouvoir en Tunisie qui a eu lieu à la suite du départ de Ben Ali, c’est l’entrée en force remarquable d’anciens officiers de l’armée dans l’activité de la société civile. Désormais, nombre d’officiers à la retraite prennent une part active dans le travail de diverses associations et organisations, exercent du lobbying, orientent le débat public et ont leur mot à dire sur les dossiers de la défense, de l’armée et ses besoins.
Ces mêmes retraités de l’armée ont eu l’occasion d’exprimer leurs points de vue lors de la rédaction de la nouvelle constitution du pays et ont été consultés par les candidats à la présidentielle de 2014.
A présent, ces officiers retraités agissent, à découvert, au sein de la société civile et préconisent un certain nombre de réformes afin d’accroître l’efficience des forces armées tunisiennes, y compris particulièrement avec cette revendication de l’élaboration par le ministère d’une nouvelle politique de défense globale – c’est-à-dire, un livre blanc à la rédaction duquel participeront la société civile, l’Assemblée des représentas du peuple (ARP) et des partenaires internationaux.
En somme, tous ces développements démontrent clairement que la longue mise à l’écart de l’armée est bel et bien terminée. «Aujourd’hui, il n’y a aucun doute là-dessus: les choses se sont sensiblement améliorées», déclare le général à la retraite Saïd El Kateb, ancien chef d’Etat-major des Forces armées, qui ajoute que «Ben Ali s’appuyait sur la police. A présent, les capacités de toutes les institutions du pays ont été renforcées: l’armée a son importance, la police a la sienne, tout autant que la garde nationale. Chacune de ces forces a une mission à accomplir bien déterminée.»
Ce rééquilibrage des appareils sécuritaires tunisiens – dans l’hypothèse où il se poursuivra – pourrait avoir des conséquences majeures, au premier rang desquelles le renforcement de l’armée tunisienne à faire face à la menace terroriste. Cette refonte et redéfinition des rôles pourraient également entraîner un affaiblissement relatif du pouvoir de pression de la police tunisienne et, potentiellement, pousser le ministère de l’Intérieur à mettre en œuvre les réformes structurelles et autres dont il a grandement besoin. (…)
Traduit de l’anglais par Moncef Dhambri
Source : ‘‘Washington Post’’.
* Sharanbir (Sharan) Grewal est chercheur doctorant à la Princton University, aux Etats-Unis. Cet article a été originellement publié par la Carnegie Endowment for International Peace, sous le titre ‘‘A Quiet Revolution: The Tunisian Military After Ben Ali’’ (Une révolution silencieuse: l’armée tunisienne au lendemain de la destitution de Ben Ali).
** Le titre et les intertitres sont de la rédaction.
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