L’Union européenne (UE) doit procéder à une révision stratégique de sa politique de partenariat avec la Tunisie, qui mérite de bénéficier d’un statut spécial.
Par Ahmed Ben Mustapha *
Alors qu’elle fait face depuis plusieurs années à une situation sociale explosive doublée d’une vague d’attaques terroristes sans précédent par leur ampleur et leur gravité, la Tunisie s’apprête à affronter deux échéances importantes au plan international, notamment la tenue du conseil d’association avec l’Union européenne (UE) ainsi que la négociation, déjà en cours, d’un nouveau programme de financements conditionnés avec le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale (BM).
Il convient de rappeler que le dernier conseil d’association avec l’UE tenu après la constitution du gouvernement Mehdi Jomaa, en 2014, avait abouti à la conclusion du plan d’action 2013-2017, prélude à la conclusion du partenariat pour la mobilité et à l’ouverture des négociations controversées sur l’Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca) en cours de négociation.
Appui et aide internationaux à la Tunisie
S’agissant du nouveau plan de «réformes structurelles» convenu avec le FMI, il s’inscrit en continuité de celui conclu en 2013, qui avait suscité de vives controverses quant à son opportunité, notamment au vu des contraintes qui y sont associées et qui n’ont pas empêché la Tunisie de sombrer dans une crise économique et financière encore plus profonde à laquelle elle se trouve encore confrontée.
Parallèlement, les pays européens multiplient les gestes d’appui et de solidarité, manifestés notamment par l’ouverture de nouvelles lignes de crédit, à l’instar du prêt de 500 millions d’euros annoncé après la visite à Tunis du président du parlement européen Martin Shulz .
Dans le même ordre d’idées, le commissaire européen à la politique de voisinage, Johannes Hahn, s’est rendu en Tunisie à la veille de la tenue du conseil d’association entre la Tunisie et l’UE, prévu le 18 avril courant. Selon les informations de presse, le président de la république a requis un «soutien exceptionnel» destiné aux programmes économiques et sociaux et à la lutte contre le terrorisme.
Le commissaire européen à la politique de voisinage a souligné, de son côté, l’importance «d’accélérer l’exécution des programmes de coopération bilatérale», faisant sans doute référence à la conclusion de l’Aleca qui figure depuis la révolution en tête des priorités de l’UE.
Toutefois, et en dépit des dispositions affichées par la partie européenne à tenir compte des doléances d’une frange de la société civile tunisienne, qui milite pour un nouveau et véritable partenariat mutuellement bénéfique, l’UE ne semble pas en mesure de faire évoluer sa conception des relations de voisinage avec la rive sud et avec la Tunisie en dehors du cadre classique, défini et imposé unilatéralement à l’ancien régime, alors qu’il ne répond plus aux défis régionaux, ni aux aspirations des Tunisiens et aux spécificités de la Tunisie nouvelle.
Il convient de souligner également les programmes d’assistance militaire et sécuritaire bilatéraux destinés à soutenir la Tunisie dans sa lutte contre le terrorisme notamment par les Etats-Unis, la France et l’Allemagne.
Sur le plan multilatéral, la récente visite à Tunis du secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-moon, a coïncidé avec l’annonce par la BM d’un plan de financement quinquennal de l’ordre de 5 milliards de dollars qui s’ajoutent à la nouvelle ligne de crédit en cours de négociations avec le FMI de l’ordre de 2,8 milliards de dollars.
Dans le même cadre, il convient de rappeler la visite à Tunis de Jean-Marc Ayrault, ministre Français des Affaires étrangères et du Développement international, qui a été riche en messages d’appui et de solidarité avec la Tunisie, dont la confirmation d’un programme de financement quinquennal de 1 milliard d’euros. De même, des engagements ont été pris afin de d’aider la Tunisie économiquement et militairement à faire face aux multiples dangers pesant sur son expérience démocratique et notamment l’instabilité locale et régionale et la vague terroriste qui ont contribué à l’aggravation de la crise économique, sociale et financière.
Ainsi, la communauté internationale semble décidée à soutenir la Tunisie, économiquement sinistrée, confrontée à la recrudescence du terrorisme et faisant face à une grave crise de surendettement doublée d’un effondrement de ses équilibres financiers.
Aggravation de la crise en dépit des soutiens financiers
Mais en dépit de l’importance des multiples appuis et soutiens notamment financiers accordés à la Tunisie au lendemain de la révolution, celle-ci n’a fait que s’enfoncer davantage dans un marasme économique sans précédent et il est improbable que ces nouvelles aides, essentiellement financières, puissent l’en sortir car elles ne traduisent aucune évolution réelle dans la vision stratégique européenne et occidentale des relations avec la Tunisie tenant compte de ses besoins spécifiques actuels et futurs.
Dans cet article, je me propose de focaliser l’attention sur les causes de cet échec qui s’explique par la multilatéralisation prématurée de nos relations internationales ainsi que le caractère essentiellement commercial et déséquilibré des accords de coopération et de partenariat multilatéraux conclus depuis l’indépendance et après la révolution notamment avec le G7 , l’UE et avec nos principaux partenaires stratégiques.
C’est pourquoi il faudrait à mon sens privilégier la recherche avec nos partenaires stratégiques au niveau bilatéral de nouvelles politiques et pistes de coopération alternatives ou complémentaires qui pourraient contribuer au redressement économique de la Tunisie et à la réussite de sa transition démocratique.
A ce titre, une attention particulière devrait être accordée aux relations avec la France pour des raisons historiques et du fait de son statut de partenaire politique et économique central de la Tunisie au sein de l’UE.
Il en est de même des relations avec les Etats-Unis, compte tenu de l’importance des accords d’ordre stratégique conclus entre les deux parties notamment sur les plans sécuritaire, militaire et économique.
Au plan multilatéral, il conviendrait de reconsidérer les relations de la Tunisie non seulement avec le G7 et l’UE mais également avec les institutions financières internationales associées à leur politique, notamment le FMI et la BM, qui ont considérablement influé sur les choix économiques de la Tunisie depuis l’indépendance et en particulier durant les trois dernières décennies.
Bilan critique des relations avec la France et l’Europe
Sans vouloir minimiser l’importance du soutien politique, financier et militaire manifesté par la France à la Tunisie ainsi que son intention affichée de soutenir les demandes de la Tunisie auprès de l’UE et au sein des instances internationales, les politiques post révolution de la France et de l’Europe ne traduisent pas un changement majeur nécessaire et hautement souhaitable dans la vision européenne et occidentale des relations avec la Tunisie et la région maghrébine ainsi que la rive sud de la Méditerranée.
En effet, et en dépit du «nouveau partenariat pour la démocratie» promis lors du sommet du G7 à Deauville, les relations nord-sud reposent toujours sur une conception strictement commerciale et sécuritaire du partenariat, basée sur l’extension d’un libre échange asymétrique et déséquilibré ayant pour finalité la préservation des intérêts économiques européens et occidentaux ainsi que leur prééminence stratégique exclusive au sud de la Méditerranée.
Ainsi, et tout en réaffirmant que «la stabilité de la Tunisie et la consolidation de la démocratie sont un enjeu stratégique», selon les propos du ministre français des Affaires étrangères et du Développement international, les mesures d’aide annoncées demeurent limitées à l’octroi de nouveaux emprunts liés qui ne font qu’aggraver les déséquilibres financiers du fait que la Tunisie a largement dépassé ses capacités d’endettement.
Et les nombreux nouveaux emprunts annoncés dans la foulée des récents troubles sociaux ne feront que nourrir davantage ce surendettement improductif et toxique qui – sans permettre une relance de l’économie tunisienne – constitue depuis la révolution un lourd handicap et une des menaces potentielles impactant négativement la souveraineté et l’indépendance décisionnelle de la Tunisie dans la détermination de ses choix économiques et diplomatiques.
En effet, les responsables européens n’ignorent pas que la l’essentiel de ces financements sont prioritairement consacrés au règlement de la dette de l’ancien régime et celle de la Troïka, l’ancienne coalition gouvernementale qui a conduit le pays entre 2012 et 2014, ainsi qu’aux dépenses de fonctionnement et de consommation; ainsi tout se déroule selon le scénario grec où les créanciers maintiennent un pays en faillite à flot juste pour se prémunir contre les risques de cessation de paiement et de la remise en cause des politiques économiques et des orientations diplomatiques servant leurs intérêts mais ruineuses pour le pays surendetté.
L’Aleca et la protection du capital étranger
Au nombre de ces choix que le G7 et l’UE se sont efforcés de reconduire après la révolution, le maintien de la Tunisie dans le giron occidental et l’économie de marché par le biais de l’extension du libre échange et l’Aleca indépendamment de la précarité de la conjoncture économique et financière associée au bilan de la dictature et de l’accord de libre échange des produits industriels conclu en 1995 qui est jugé par des spécialistes, syndicats et associations, représentatifs d’une lare frange de la société civile tunisienne, comme étant nuisible aux intérêts de la Tunisie.
Dès lors, ceux-ci plaident pour la refonte de ce partenariat déséquilibré estimant qu’il serait totalement risqué voire dangereux de procéder à l’ouverture totale des marchés tunisiens par le biais de l’Aleca à toutes les catégories de produits et services européens ainsi que de permettre l’accès sans restriction aux investisseurs étrangers du marché du travail dans tous les secteurs d’activité économique avec pour corollaire le droit d’établissement et le libre accès à la propriété foncière et agricole.
Il convient de rappeler que l’Aleca prévoit d’octroyer aux opérateurs économiques étrangers un statut égal voire privilégié comparé à celui accordé aux investisseurs locaux en termes d’incitations et d’avantages fiscaux tout en les faisant bénéficier de privilèges particuliers, notamment les subventions, le libre accès au marché local, le libre rapatriement des capitaux et des bénéfices, la protection contre tout risque de nationalisation ainsi que la possibilité de recourir aux tribunaux d’arbitrage privés étrangers en cas de litige les opposant à l’Etat tunisien.
Ce faisant, l’économie de marché, associée au libre échange illimité et au libre accès au marché du travail par le biais de l’Aleca, institue en fait au profit du capital étranger une forme de protectionnisme à l’envers faussant ainsi les règles de la liberté économique et de la libre concurrence qui sont censées être à la base du libre échange.
En outre, elle a abouti à pénaliser les entrepreneurs et les investisseurs locaux qui se retrouvent en Tunisie face à une concurrence déloyale due à ce favoritisme aggravé par les écarts de développement technologique et de capacités de production entre les entreprises et les systèmes de production tunisiens et européens (multinationales européennes contre PME tunisiennes). Et ce sans compter la concurrence des produits de la contrebande qui inondent le marché tunisien.
En vérité, les entreprises industrielles tunisiennes ont été exclues de fait des secteurs productifs et des secteurs d’activité industriels les plus lucratifs associés à la recherche & développement et la valorisation industrielle de nos richesses nationales énergétiques et agricoles telles que l’huile d’olive.
Par ailleurs, le libre échange complet et approfondi suppose non seulement la libre circulation des biens et des capitaux mais également la libre circulation dans les deux sens des personnes et des opérateurs économiques sur la base des principes de réciprocité et d’équité; or si cette liberté existe au profit des Européens opérant en Tunisie, elle est prohibée aux Tunisiens du monde des affaires sous prétexte de considérations sécuritaires ce qui aboutit à une autre forme de protectionnisme déguisé en faveur de l’UE.
De plus les produits agricoles ont été exclus par la partie européenne du libre échange et sont soumises à des règles strictes de quotas. De même, l’imposition des normes européennes comme condition d’accès aux marchés européens constitue une entrave supplémentaire au libre échange qui tranche avec les pressions européennes tendant à parfaire l’élimination des barrières douanières par la suppression des barrières non tarifaires ainsi que l’alignement de la réglementation économique tunisienne sur la législation européenne.
En somme la partie européenne impose à la Tunisie et aux pays similaires engagés dans des négociations sur l’Aleca l’instauration, à l’intérieur de leurs frontières, au profit du capital européen, d’une sorte de ségrégation économique nuisible à leurs intérêts nationaux, à leurs entreprises et à leurs opérateurs économiques locaux déjà fortement défavorisés par leur taille, la contrebande et leur manque de compétitivité technologique.
Le nouveau code des investissements au service de l’Aleca
D’ailleurs ce favoritisme et ce libéralisme outrancier à sens unique instauré par l’Aleca se retrouve relayé par des dispositions similaires excessivement favorables aux investisseurs étrangers incluses sous la pression du FMI dans le nouveau projet de code des investissements qui – avec la loi sur le partenariat public privé – risquent de favoriser la mainmise des multinationales et du capital étranger sur les secteurs économiques clés concernés par le libre échange complet et approfondi qui n’ont pas encore été touchés par la vague de privatisations et de prises de participation étrangère initiés sous l’ancien régime, tels que les marchés et les entreprises de service public (Steg, Sonede…).
Mais la société civile tunisienne redoute également la remise en cause de la souveraineté de la Tunisie sur ses terres agricoles sans compter les risques de liquidation sous la pression des créanciers, par le biais des privatisations, des parts de l’Etat dans les secteurs stratégiques tels que la production d’énergie, les télécommunications, ou les services financiers tels que les banques, assurances…
Enfin il est à craindre que l’Etat tunisien ne soit contraint – sous l’effet du surendettement et des difficultés à souscrire à de nouveaux emprunts – à hypothéquer des attributs de notre souveraineté économique ou à céder au bénéfice des capitaux étrangers des infrastructures nationales à l’instar du modèle grec.
Au final, le libre échange déséquilibré instauré par les accords conclus ou négociés avec l’Europe depuis l’indépendance, ainsi que l’échec du processus de Barcelone et du partenariat de Deauville de 2011, associés aux privatisations et au Plan d’ajustement structurel (PAS) imposés par le FMI, en 1986 puis en 2013, ont débouché sur une instabilité régionale nuisible à la sécurité des deux rives ainsi qu’à un échange inégal et une détérioration des termes de l’échange sources de l’endettement excessif, de la désindustrialisation et de la crise économique profonde dont souffre aujourd’hui la Tunisie.
C’est pourquoi il importe que l’UE prenne conscience de la nécessité de procéder à une révision stratégique de sa politique de voisinage et de partenariat avec la rive sud et en particulier avec la Tunisie qui mérite de bénéficier d’un statut spécial à concevoir en commun ayant pour finalité le sauvetage de l’économie tunisienne, l’assainissement de ses finances publiques, le rétablissement de ses équilibres financiers par un plan désendettement développement et une renaissance économique et politique régionale axée sur la réhabilitation des fondamentaux d’un vrai partenariat méditerranéen voué à l’édification d’un espace de paix, de sécurité et de prospérité partagée.
* Diplomate et ancien ambassadeur.
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