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Que peut-on attendre de la visite de Caïd Essebsi au Qatar?

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Que peuvent partager, comme valeurs et intérêts communs, un Etat salafiste, source de terrorisme mondial, comme le Qatar, et un Etat se disant moderniste et démocratique comme la Tunisie ?

Par Yassine Essid

Béji Caïd Essebsi entreprendra une visite au Qatar le mois de mai prochain. Un non-événement en apparence, compte tenu de ses nombreuses et vaines pérégrinations déjà accomplies à l’étranger.

Ce déplacement revêt cependant un intérêt particulier car il s’agit cette fois du Qatar, cet émirat dans la péninsule Arabique dirigé par des potentats installés dans les temps morts de l’histoire et dont le potentiel de nuisance est d’ores et déjà bien établi. Mais, comme nous vivons dans un pays financièrement aux abois, qui continue de réclamer de l’aide et qui vit sous le diktat du travestissement et de la manipulation de la réalité, la visite du président de la république, traduite en langage diplomatique, n’aurait pour objet que de glorifier une fois de plus l’amitié et la fraternité tuniso-qataries, bien qu’elle ne soit en fait qu’une énième tentative d’obtenir des faveurs avec l’espoir que cette fois les princes du Qatar seront plus généreux que ceux d’Arabie.

Au cas où le chef de l’Etat se retrouverait à court de sujets de conversation avec ses hôtes qataris, ses conseillères et conseillers, aux jolies mines riantes et futées, pourraient toujours lui fournir, sous la forme d’un aide-mémoire, les moyens d’élaborer une approche différente des choses. Ce guide pratique lui rappellera en préambule que le monde a beaucoup changé et qu’il devra agir sur lui-même et sauver ainsi son image et ses propensions de vieux cacique de l’ancien régime reconvertie à la démocratie. Qu’en tant que président d’un Etat de droit, censé adhérer aux principes de liberté et de justice auxquels participent la plupart des pays modernes, il doit, quitte à bousculer certains usages et protocoles, exprimer à ses interlocuteurs enturbannés, réputés pour leur susceptibilité épouvantable, toute son indignation quant à la maltraitance des travailleurs étrangers des chantiers de la Coupe du monde de football au Qatar prévue en 2022. Il les invitera à mettre en place des réformes du marché du travail pour protéger les migrants comme ils l’on déjà fait en 2015 en abolissant cette forme d’esclavage moderne qu’était le régime de la kafala.

Le premier sponsor du terrorisme international

Cela étant, comme dirigeant d’un pays qui n’arrête pas de subir les attentats terroristes, le chef de l’Etat ne doit pas éluder non plus la question des financements opérés par l’émirat dans ce domaine. En effet, dans la stratégie d’influence et le jeu subtil de sa diplomatie, consistant à être dans tous les camps en même temps, la richissime monarchie absolue a fait preuve d’un considérable zèle en devenant le premier sponsor du terrorisme international. C’est qu’il y a deux visages dans la générosité du Qatar. D’abord celui d’un pays qui considère l’Occident comme un marché pour ses excédents de trésorerie, acquérant à tour de bras immeubles luxueux, grands magasins, hôtels prestigieux, clubs de football, droits de retransmission des marches et des parts dans les plus grandes et les plus prospères entreprises.

Vient ensuite un autre type de générosité qui se résume en aide financière et en livraison d’armements aux mouvements jihadistes que nous combattons. Rappelons à ce propos le rôle joué par les forces spéciales du Qatar dans la chute du régime libyen, dans la guerre civile de Syrie pour dominer alors l’opposition, le plein soutien à la Turquie contre les rebelles kurdes du PKK dans le nord de l’Irak et ses liens avec les nombreux mouvements jihadistes tels les insurgés touareg du MNLA, les mouvements Ansâr Dîn, l’Aqmi, le Mujao (jihad en Afrique de l’Ouest), l’Etat islamique (Daech), financé à hauteur de quatre milliards de dollars, en même temps que le Front Al-Nosra pourtant inscrit sur la liste noire des terroristes de Washington, séparé aujourd’hui de Daech. L’implication du Qatar dans la prolifération de ces organisations n’est pourtant un secret pour personne. Ces généreux donateurs ne soutiennent pas uniquement le développement économique et social, mais leurs largesses sont aussi cyniquement destructrices et macabres.

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L’appui du Qatar aux extrémistes religieux et aux terroristes, même en Tunisie,  est de notoriété public.

Hypocrisie et mensonge de part et d’autre

Evidemment, Béji Caïd Essebsi n’ignore rien de tout cela. Certes il y a bien eu les victimes du Bardo, de Sousse, la mort des dizaines de soldats et de policiers mais, dans la mesure où le Qatar pourrait assurer nos fins de mois, nous refuserons d’y voir les preuves irréfutables de l’engagement de la principauté pétrolière dans ces événements. L’hypocrisie et le mensonge de part et d’autre demeureront la règle diplomatique incontournable.

La Tunisie a longtemps respecté une certaine continuité dans sa politique étrangère. Le président de la république se réservait une entière marge de décision et les Affaires étrangères. Elles étaient soumises au système de domination personnelle définissant les orientations diplomatiques, dénuées de toute sophistication et fondées sur la bonne entente avec les pays voisins par l’élimination de toute difficulté autour de soi. Certes, on peut relever, ici ou là, de rares flambées d’excitation, mais la ligne restait généralement la même: assurer d’une manière ou d’une autre la paix intérieure et extérieure.

Du moment que nous sommes dans l’instrumentalisation de la mémoire, citons dans ce domaine la politique étrangère de Bourguiba devenu subitement un personnage démocratiquement compatible qui permet à tout le monde de se réclamer de lui, y compris ses adversaires d’hier les plus acharnés.

En politique étrangère il faut savoir gré au «Combattant suprême» de s’être distingué par sa puissante quête d’autonomie. Car Bourguiba a toujours été convaincu de la duplicité de ces Etats arabes du Golfe et leurs alliés du Proche-Orient. Il voyait en eux des adeptes du double langage, de l’hypocrisie, ayant tissé un écran de mensonges qui les a rendus aveugles à la réalité du monde qui les entourait.

Tyranniques, intolérants, pratiquant la ségrégation des sexes tout en dilapidant leurs richesses pour financer et assouvir leur soif de consommation. Leur idéologie, aujourd’hui soutenue violemment par Daech, les poussait à considérer à l’époque les Tunisiens comme un peuple dont la foi était incertaine, à peine musulman. La laïcité, la liberté de conscience l’égalité hommes/femmes, la théorie darwiniste de l’évolution, la tolérance et l’humanisme, la mixité et la pratique des arts ne pouvaient que les transformer en ennemis d’Allah. Des décennies plus tard, tous les gouvernements, y compris les islamistes, qui croyaient posséder les qualifications requises par mettre en avant leur statut d’intégristes afin de séduire les monarchies du Golfe et bénéficier de leurs largesses, se sont vus opposés un niet catégorique.

Une ingérence de plus en plus pesante

A ce propos, et dans le registre des rapports entre Etats, comment définir les liens franchement ambigus entre le Qatar et la Tunisie? Par la coopération ? Un terme fourre-tout qui encadre parfois les relations entre Etats mais dans un esprit d’égalité, de liberté et d’équité. Ce qui est loin d’être le cas.

La solidarité peut-être? Mais elle renvoie au souci de celui qui est logé à la même enseigne que soi, lié par un même destin à porter, un même mal à affronter, un même risque à prendre ensemble.

L’amitié ? Une notion trop vague, trop contraignante car elle implique obligatoirement l’existence d’affinités, le partage de valeurs morales et d’intérêts communs entre un Etat salafiste, source de terrorisme mondial, et un Etat moderniste et démocratique.

Alors pourquoi pas l’entraide? Un concept économique de l’échange réciproque et volontaire de ressources et de services au profit des deux pays.
Osons une proposition afin de rendre l’ingérence, de plus en plus pesante du Qatar dans nos affaires plus convenable. Puisque la souveraineté n’implique plus désormais l’indépendance pourquoi ne pas formaliser cette intimité suspecte en acquérant, pendant qu’il est encore temps, le statut d’Etat fédéré au Qatar? Nous mettrons alors en commun nos ressources, nos ressortissants seraient considérés dès lors comme dotés d’une double citoyenneté et d’une double loyauté. Les Tunisiens resteront responsables de leur politique intérieure et conseilleront le Qatar dans la conduite de ses affaires. Ainsi, la charité qui humilie et offense n’aurait plus lieu d’être et Si El-Béji recouvrira dès lors l’entier exercice de son autorité sur la politique étrangère du pays.

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