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Poème inédit de Ouled Ahmed : “Hadhâ ‘Anâ” (C’est moi)

Sghaier-Ouled-Ahmed-Paris-1989

Photos inédites prises à Paris par Abdellatif Ben Salem en 1989 et 1994).

A l’occasion du 40e jour de la mort du poète Mohamed Sghaier Ouled Ahmed, nous publions cette traduction française inédite de l’un de ses plus célèbres poèmes.

C’est moi :
Homme sans armée sans guerre et sans martyrs
En harmonie avec theos l’humain et les tavernes
Pas d’ennemis
Je doute fort que mon poème soit entendu
Et mon histoire ne concerne personne

C’est moi
J’ai dépassée la cinquantaine
Sans revue
Ni agora
Ni mur
Pour m’y lamenter avec les juifs de la panne d’existence… et de l’adversité!

C’est moi
Spectateur depuis ma naissance
Au théâtre municipal
De l’interminable pièce en colimaçon
Titrée :
La légende de l’un, l’unique

C’est moi
Je feuillette la Constitution.
Au nom du peuple.
Je lis.
Je ris
Et je disculpe la bande pour les complots ourdis dans l’obscurité
Par crainte du lendemain !

Ouled-Ahmed-et-Kadhem-Jihad-Paris-1994

Ouled Ahmed avec le poète irakien Kadhim Jihad au Marché de la Poésie à Paris en 1994.

C’est moi.
Affublé d’une tunique et d’un turban, je m’en vais avalant l’immensité du désert
Abû-Al-‘Alâ… Abû al-’Alâ
J’ai fait du tort à un enfant.

C’est moi
Je snobe le public
Sans raison
Et comme récompense je suis gratifié d’une ovation paresseuse… au rythme du pays

C’est moi.
Ombre errant parmi les ombres.
Qu’écrasent les voitures en plein jour
Et dans les bistrots du mal…
Les phraseurs
Préfèrent entre toutes les viandes la chair humaine !

C’est moi.
Pour survivre une semaine, je dois guerroyer deux fois et mourir deux fois. Amis et ennemis me disent : dans l’écriture évite ce qui renvoie au lieu et dans la tournure ce qui fait sens… et approches-toi de ce monde comme un astre qui s’éloigne.
Parfait : leur dis-je
De leur conseil j’ai compris
Qu’il me fallait vivre comme qui n’a pas donné la vie !

C’est moi :
Je marche avec des poètes sans garde rapprochée
                                   Au festival d’un traducteur uniquement armé
Tel mon ombre debout ma poésie
                                   Gravir l’échelle n’est point progresser
Au festival comme au restaurant
                                   L’écriture s’absorbe par la bouche et à la cuillerée
Je marche… je vole parfois… car
                                   J’affecte la chute avec les colombes sur mon sang.

OUled-Ahmed-Kadhim-Jihad-et-Jabbar-Yassine.

Ouled Ahmed avec les poètes irakiens Kadhim Jihad et Jabbar Yacine à Paris en 1994.

C’est moi.
Je suis venu au monde un samedi matin, Quand les Francs s’en allaient affichant le signe de leur victoire amputé … Je sautillais avec le papillon dans les champs de coquelicots, l’année d’après, la Verdoyante, au nord seulement… Tunisie (1) – acquit son indépendance,
Mère de qui est-elle ?
Etant son frère de lait, d’émancipation et de question ?!

C’est moi
Le leader a dit :
Poussières de sable vous fûtes, de vous j’ai bâti une nation unie
Le bouffon a hurlé :
Toi toi…A vie

C’est moi
Renonçant à ma part d’identité léguée par copulation
Ma nationalité.
Prends-là frère
Sois deux fois Tunisien
Avec deux salaires, deux épouses et deux opinions différentes sur la même cause.
Sois vous deux :
Toi et toi et puis toi et moi

C’est moi
Le policier ne lit pas mon texte amputé dans le journal
Il lit le manuscrit aux côtés de son directeur
Le soir venu
Avant ma souffrance et sa publication
J’enverrai alors par la poste
A qui je veux ce que je veux

C’est moi
Et le monde arabe
Dans le wagon de queue du train
Attachés.
Cédant à l’ultime voleur nos économies et nos femmes
Et nos jardins du Paradis dans le Coran.
Mais la paysagiste, furieux
Alors que le soleil s’est couché,
Fait éclater le scandale au grand jour

Ouled-Ahmed-Paris-1989.

Ouled Ahmed à Paris en 1989.

Nous peinons à trouver les mots justes aux entravés
Plus exactement aux enchaînés,
Qui cèdent leurs femmes et leurs économies.
Quant aux larmes, inutile de les faire couler.
Les crocodiles du Lac allaient se contenter de nos ombres pour dîner
Mais l’effondrement du pont nous fit précipiter dans leur gueule
Quelle sépulture le crocodile ?
Parfaite et gratuite de surcroit.
Flottante, dissimulée à l’affût ou entre deux.
N’oublie pas ton tour de surgir soudainement à la vie.

Un jour les crocodiles du Lac recracheraient qui sait l’un de nous entier afin de devenir récit
Transperçant le silence autour du scandale du train.
Attaché, enchaîné à lui-même.
Le train est parti
Parti le train
La queue du wagon singeant la queue du lion par la grâce de l’ébéniste du sculpteur du peintre et du forgeron.

C’est moi
J’ai songé à un peuple qui dit : « oui » et « non »
Comme tous les peuples
Quelque temps qu’il fasse
Automne comme hiver, été comme printemps
Mais j’ai nuancé c’est à quoi j’ai songé
Parce que j’ai simplement nuancé c’est à quoi j’ai songé
J’ai songé à un peuple qui dit : « oui » au « non »
J’ai songé au cortège des victimes des orphelins des veuves et des voleurs
J’ai songé à la fuite des lettres devant les textes
J’ai songé à un peuple abandonnant sa terre avec hommes femmes chiens et chameaux
J’ai songé à cette orpheline
Au gouvernement
Seul
Occupé à importer
Les applaudissements
D’un concert pour soprano chantant la gazelle, la justice et Jésus Christ
J’ai songé à un silence éloquent
La vie s’en alla comme cela sa passe dans la vie
S’en alla la vie entre incohérence et vacuité
Au bar je déclamerai un poème en l’honneur d’al-‘A’châ al-Kabîr quand il n’y aura plus de vin et quand dans le ciel de la ville la nuit montent le chant du coq l’appel à la prière et le cri du corbeau :
O bonnes gens
A partir de maintenant plus jamais de lendemain !

C’est moi
Je suis né en prose en poésie et en claudicant … pour faire plaisir à Abû al-Hudâ
J’ai grimpé sur les branches plus vite que le cabri
Non pour fuir la vipère ni par peur du déluge

Traduit de l’arabe à la demande du poète en 2013 par Abdelatif Ben Salem

Note :
1) La Verdoyante Tunisie : Tounes Al-Khadrâ, le poète joue de l’identité entre le prénom de sa mère Tounes et celui de sa patrie.

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