Le ministère de l’Agriculture a annoncé que la Tunisie vit sous stress hydrique. Est ce un scoop? Quelle est la nouveauté? Et que signifie cela techniquement ?
Par Dr Raoudha Gafrej *
Cela fait plus de 25 ans que la Tunisie dispose de moins de 500 m3/hab/an et qu’elle vit donc sous un stress hydrique. En effet, comme le montre le tableau 1, et en tenant compte des eaux de surface mobilisées (grands barrages, barrages collinaires et lacs collinaires), la dotation est inférieure à 500 m3/hab même avant 2000. Alors qu’est ce qui a changé depuis? Pourquoi le stress hydrique de 2016 est-il ressenti plus que lors des autres années?
Tableau 1. Evolution des ressources de 1990 à 2015
Les conditions météorologiques certes y sont pour quelque chose. En effet, sur la période du 1er septembre 2015 au 2 juin 2016, les quantités de pluies ont enregistrées une baisse de 28% par rapport à la moyenne sur la même période. Ceci s’est traduit par un apport aux barrages sur la même période de 656,3 millions de m3, soit une diminution de 65,7%. A cette date, le stock d’eau dans les grands barrages a été de 1098 millions de m3 contre 1524 millions de m3 à la même date en 2015, soit 28% en moins. Pourtant, durant l’année 2001-2002, qui a connu un déficit pluviométrique de plus de 50% à l’échelle de tout le pays, nous n’avons pas vécu la «soif» comme celle qu’on vit en ce moment.
Alors qu’est ce qui a changé depuis ?
Le stress hydrique est ressenti cette année car il a été accompagné par l’incapacité de la Société nationale d’exploitation et de distribution de l’eau (Sonede) à couvrir les besoins de ses clients comme elle a l’habitude de le faire et donc par la «soif» et cela malgré la priorité du secteur de l’eau potable.
Depuis des années, les dirigeants de la Sonede qui se sont succédé ont tiré la sonnette d’alarme sur les risques de coupure d’eau pour différentes raisons dont essentiellement le tarif de l’eau qui ne couvre pas les charges de l’exploitation, le rafistolage ou les mesures urgentes et ponctuelles utilisées pour régler des problèmes majeurs et profonds. Une qualité d’eau du barrage Sidi Salem médiocre engendrant des coûts de traitement de plus en plus importants, une infrastructure défaillante en terme de capacité et aussi par manque d’entretien et de maintenance qui se traduit par des pertes colossales dans les systèmes de production et de distribution, etc. A cela se rajoutent les infractions multiples qui restent impunies.
Toutes ces défaillances résultent d’une gestion défaillante des ressources en eau et une anticipation médiocre des besoins futurs, en d’autres termes la prospective dans la gestion de l’eau est absente.
Le provisoire qui ne «dure pas»
Le volume d’eau potable consommé a augmenté de 46% entre 2002 et 2015 alors que le volume distribué a augmenté de 67% et celui du volume prélevé au milieu naturel de 73% sur la même période. Les rendements des réseaux ne font que baisser. Un coût économique de ce rafistolage assez conséquent. En 2015 sur les 580,9 Mm3 distribués, seuls 434,8 Mm3 ont été consommés et facturés, soit une perte de 146,10 Mm3 (figure ci-dessous).
Une dégradation nette et accélérée entre 2010 et 2015 avec une augmentation moyenne annuelle des pertes qui sont passés de 3,7 millions de m3/an à 11,4 millions de m3/an, soit trois fois les pertes entre 2002 et 2010 (figure ci-dessous).
Pourquoi nous continuons à construire des barrages
Entre 2010 et 2015, le volume de mobilisation par les grands barrages a augmenté de 90 millions de m3, alors que les pertes moyennes annuelles calculées entre le volume prélevé au milieu naturel et celui consommé et facturé est de 189,5 millions de m3 dont 115 millions de m3 sont des pertes dans les réseaux de distribution.
Cela voudra tout simplement dire que le volume supplémentaire de 35 Mm3 qui sera mobilisé entre 2015 et 2018 ne sera pas suffisant pour combler les pertes d’eau dans le réseau de distribution de la Sonede (en supposant qu’elles ne vont pas augmenter).
En fait nous mobilisions des eaux de surface non pas pour augmenter notre potentiel en eau pour les besoins du développement, mais pour vaincre les pertes dans nos réseaux d’eau potable (et d’irrigation aussi) qui ne cessent d’augmenter. Formulées économiquement, les pertes dans les réseaux d’adduction et de distribution d’eau potable, nous coûtent les investissements de mobilisation des barrages.
Compte tenu du contexte actuel et des moyens alloués, il n’y a aucune chance que cette tendance des pertes évolue vers la baisse et comme nous n’avons plus grand chose à mobiliser, nous allons attaquer le dessalement d’eau de mer et procéder au remplacement des barrages envasés. C’est à dire continuer à investir dans les infrastructures de mobilisation de la même manière et avec le même schéma.
Dans son communiqué du 28 juillet 2016, la Sonede tente d’expliquer les raisons des perturbations de l’alimentation en eau. Le tout est mis sur le dos du barrage de Nebhana, actuellement vide et qui fournissait 50.000 m3/jour pour les besoins de la Sonede. Or ce barrage ne fournissait, du moins sur les 3 dernières années qu’environ 4 millions de m3, le reste est destiné à l’irrigation. Ce constat alarmant montre l’équilibre précaire de l’alimentation en eau potable en Tunisie car je doute fort qu’un volume de 4 millions de m3, c’est-à-dire moins de 1% de ce qui est consommé dérègle autant le système.
Aussi, il a été précisé dans le communiqué que les perturbations au niveau du Cap Bon/Sahel et Sfax sont dues au manque des eaux du Nord/Cap Bon. Il est vrai que l’on parle des eaux du Nord, mais qu’en est-il des eaux de l’extrême Nord?
* Expert ressources en eau et adaptation au changement climatique (ISSBAT et l’Univers de l’Eau).
Note :
1- Les pertes évoquées dans cet article sont exprimées par la somme des volumes d’eau perdues pour différentes raisons: pertes effectives, volume pour l’irrigation, volume pour les services des stations de traitements et les volumes des saumures. Le rendement global est le rapport du volume consommé par le volume prélevé au milieu naturel.
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