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La Turquie d’Erdogan du kémalisme et au néo-ottomanisme

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Un colloque au Gicpa à Paris a étudié la politique de la Turquie d’Erdogan et son basculement du laïcisme kémalisme à l’islamisme néo-ottoman.

Par Troudi Mohamed *

Le 15 octobre dernier, notre centre le Centre international de géopolitique et de prospective analytique (Gicpa), a organisé son deuxième colloque depuis sa recentre création intitulé «Les conséquences de la politique turque sur les mutations géopolitiques et les grands défis stratégiques contemporains».

Ce colloque, organisé à l’hôtel particulier de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, à Paris, a été l’occasion pour nombre d’orateurs d’analyser la politique interne et externe de la Turquie et les enjeux d’un retour éventuel d’une forme de néo-ottomanisme turque.

Autoritarisme islamiste et dérive despotique

Mezri Haddad, président du Cigpa, a ouvert le colloque en rappelant le but de la rencontre qui n’est pas de stigmatiser la Turquie en tant que pays et en tant que peuple mais de dévoiler la nature exacte du régime mis en place par Recep Tayyip Erdogan. Il rappelle le rôle régional de la Turquie et le développement d’une forme d’autoritarisme islamiste et d’une dérive despotique chez ce dernier. «En réunissant des spécialistes, des universitaires, des hommes politiques, des diplomates et des journalistes européens et arabes, nous avons voulu étudier de façon objective la situation politique en Turquie et surtout conjecturer l’avenir immédiat, aussi bien sur le plan interne que géopolitique», a insisté Haddad.

Le colloque a cherché, de manière objective et indépendante, à poser certaines questions d’ordre politique, religieux et géopolitique autour de la Turquie d’Erdogan en y apportant des esquisses de réponse sans aucune stigmatisation et loin de toute forme d’aliénation idéologique, comme l’a rappelé Haddad: la Turquie a-t-elle basculé du kémalisme à l’islamisme? Qu’est-ce que le néo-ottomanisme? L’homme malade du XIXe siècle est-il à nouveau un facteur d’instabilité autant pour le monde arabe que pour l’Europe? Quels risquent encourent les Européens en cas de rejet définitif de la candidature de la Turquie à l’Union européenne (UE)? Le régime turc utilisera-t-il l’arme du déferlement migratoire? Les pays européens reviendront-ils sur leur accord sur les réfugiés? Eu égard aux relations troubles de la Turquie avec l’organisation terroriste de l’Etat islamique (Daech), aussi bien en Syrie qu’en Irak ou en Libye – une convergence objective d’intérêts devenue un peu trop visible – qu’en sera-t-il de la guerre globale que l’Occident livre contre le terrorisme? Étant la seule puissance à combattre sérieusement et indistinctement Daech, Al-Qaïda, Al-Nosra et autres rebelles dits «modérés» en Syrie, la Russie parviendra-t-elle à faire infléchir la position du régime turc dans le conflit syrien et, par-delà, dans le combat contre le terrorisme international? Comment conjecturer l’évolution des relations turco-américaines? Quelle sera l’issue de la concurrence entre la Turquie, l’Iran, l’Égypte et l’Arabie Saoudite pour pour le leadership du monde musulmans?

Les ambitions néo-ottomanes et néo-califales d’Erdogan

Animé et modéré par José Manuel Lamarque, journaliste à Radio France Inter, le premier panel comptait Hassan Asfour, ancien ministre de l’Autorité palestinienne qui est venu de Jordanie. Sa communication, en arabe et simultanément traduite au français, portait le titre «La Turquie des Frères musulmans est bien néo-ottomane». Il a remarquablement démontré que, même si Recep Tayyip Erdogan vient de la ramification turque des Frères musulmans, c’est un homme qui n’a aucune contrainte idéologique du moment où le but fixé est la restauration d’un empire néo-ottoman.

David Rigoulet-Roze (France), rédacteur en chef de la revue ‘‘Orients Stratégiques’’, spécialisé en stratégie militaire et chercheur associé au sein de l’ Institut Prospective & Sécurité en Europe (Ipse), évoquant «Les ambitions néo-califales de Recep Tayyip Erdogan».

François Compagnola (France), ancien chargé de mission au ministère de la Défense, juriste et chercheur associé à l’Ipse, a mis en avant le basculement de la Turquie d’une république kémaliste à une république islamiste, ou encore le tunisien Mohamed Troudi, docteur en droit et en géopolitique, chercheur en relations internationales et stratégiques, associé à l’Institut international d’études stratégiques (IIES) et membre de CIGPA , qui a visité l’histoire belliqueuses et les rivalités vieilles de plus de 500 ans entre les deux grands empires turque et russe et les questions actuelles que posent cette rivalité notamment autour de la Syrie et d’un éventuel rapprochement stratégique entre les deux ennemis historiques.

Dans la deuxième partie de ce colloque, Caroline Galactéros (France), docteur en science politique, polémologue et directeur du cabinet de conseil en intelligence stratégique Planeting, a rappelé la volonté de la Turquie de jouer sur tous les tableaux et de peser durablement sur l’échiquier régional et mondial.

Abdellatif El-Menawy (Egypte), écrivain et journaliste, fondateur de Middle East Media Center For Studies et président de la TV d’information Al-Ghad, a évoqué le rôle de la Turquie en Égypte, mettant en exergues les liens très forts entre Erdogan et les Frères musulmans égyptiens.

Michel Raimbaud (France), ambassadeur de France, professeur au Centre d’études diplomatiques et stratégiques (CEDS) et membre de Cigpa a, quant à lui, analysé les ramifications et le lien étroit que joue la Turquie en Syrie.

Quant à Zohra Mansour (Libye), docteur en droit, ex-professeure de sciences-politiques à l’Université de Tripoli et ex-haut cadre du ministère libyen des Affaires féminines, a rappelé le rôle de la Turquie pendant et après la chute du régime libyen en insistant sur le côté interventionnisme turque et le scénario machiavélique de la destruction de la Libye auquel la Turquie d’Erdogan a vaillamment apporté son concours.

Turbulences des relations entre la Turquie et l’Occident

La troisième séance du colloque a été l’occasion d’aborder la thématique des turbulences dans les relations entre la Turquie et le monde occidental. On a enregistré l’intervention d’orateurs de marque parmi lesquels Charles Million, ancien ministre français de la défense, ancien vice-président de l’Assemblée nationale, ancien ambassadeur de France aux Nations-Unies, fondateur de l’Institut Thomas Moore. Son intervention a porté sur le sens d’une intégration de la Turquie à l’UE aujourd’hui, considérant qu’elle n’est guère à l’ordre du jour du fait du changement en cours de l’ordre mondial prédominant.

Jean Marcou (France), professeur à l’Institut d’études politiques de Grenoble, directeur des relations internationales et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes (Ifea) a parlé des enjeux contemporains des relations turco-américaines.

Bernard Godard (France), ancien haut cadre des renseignements généraux, spécialiste des réseaux islamistes et membre de Cigpa, a insisté, de son côté, sur les liens et ramifications des réseaux des Frères musulmans de la Turquie en Europe, prenant pour exemple le cas de la ville de Strasbourg.

Younous Omarjee (France), député européen au sein du Groupe confédéral de la gauche unitaire européenne, a fait une intervention portant sur le chantage turque autour de la crise migratoire qui frappe l’Europe aujourd’hui.

Andrea Corvo (Italie), docteur en droit, ancien représentant de la délégation permanente d’Italie auprès de l’UE à Bruxelles et professeur à l’Institut supérieur de sciences administratives de l’Université de Bologne, a présenté une rétrospective du processus d’adhésion de la Turquie à l’UE.

Pour conclure ce deuxième colloque du Cigpa, Pierre Berthelot, responsable des études méditerranéennes de l’Ipse, a rappelé quelques éléments de la politique d’Erdogan sur les plans intérieur et extérieur, mettant en avant certains aspects qui laissent présager la consolidation du néo-ottomanisme turc, une tendance lourde que conforte aujourd’hui les différents aspects de la politique d’Ankara.

Ce colloque riche par la qualité des différentes interventions a été l’occasion de poser en toute objectivité des questions d’importance capitale pour le devenir non seulement de la Turquie mais aussi du Moyen-Orient, de la Méditerranée et du monde en général, dont les réponses peuvent rapidement évoluer dans un sens ou dans un autre dans une région poudrière par excellence et à une période où la tentation du retour des empires, de la diplomatie canonnière, conjuguée à la montée en puissance du religieux, sont plus que jamais d’actualité.

Mezri Haddad a pris la parole pour remercier tous les conférenciers et invités d’honneurs, dont le doyen des ambassadeurs africains en France et ambassadeur du Tchad à Paris, Hissein brahim Taha, l’ambassadeur djiboutien Rached Farah, l’attaché naval à l’ambassade de Russie en France, Mikhail Ermakov, le président de la communauté grecque et chypriote en Europe, Evagoras Mavrommatis. Le président du Gicpa a clôturé le colloque par un message très diplomatique et subliminal: «Avec la nouvelle tournure dans les relations turco-russes, ont peut espérer que, par l’influence de Vladimir Poutine, le président turc changera sa politique à l’égard des pays arabes et renoncera à son ambition néo-califale dans la région».

 

* Docteur en droit, chercheur en relations internationales et stratégiques, analyste en politique étrangère, membre du Centre international de géopolitique et de prospective analytique (Cigpa), membre de l’Académie de géopolitique de Paris (AGP) et du Centre d’analyse de la politique européenne (Cape), Paris.

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