‘‘Nos très chers émirs’’ : un ouvrage explosif sur la «diplomatie du carnet de chèques» du Qatar, un Etat lilliputien aux ambitions planétaires.
Par Habib Trabelsi
«Si, à 50 ans, on n’a pas une Rolex, on a quand même raté sa vie», laissait échapper, le 13 février 2009, sur France2, le publicitaire français, conseiller professionnel en communication et proche de tous les grands de ce monde, Jacques Séguéla, qui s’expliquait pour la énième fois sur la montre Rolex de l’ex-président Nicolas Sarkozy.
Le Qatar, un nain dans un habit de géant
Cette maxime semble avoir inspiré de nombreux responsables politiques français durant le long mandat (2003 à 2013) de l’ancien ambassadeur du Qatar à Paris, Mohamed Jaham Al-Kuwari, qui «a copieusement arrosé nos politiques», à en croire Georges Malbrunot, co-auteur, avec Christian Chesnot, de l’essai politique ‘‘Nos très chers émirs’’, une enquête explosive sur des liaisons dangereuses entre certains politiques français de premier plan et les monarchies du Golfe en général et le Qatar en particulier.
Cet ouvrage fouillé, paru jeudi, est présenté par des médias – notamment ‘‘Le Point’’ qui en a reproduit quelques extraits – comme «un véritable brûlot» propre à mettre en ébullition l’ensemble de la classe politique française.
A l’époque de l’ambassadeur Al-Kuwari, le Qatar, un petit Etat aux ambitions démesurées, entendait jouer dans la cour des grands, sur les terrains économique, diplomatique, médiatique, culturel…
Le Qatar, un nain dans un habit de géant, avait besoin de s’afficher pour exister. Il ne lésinait pas sur les pétrodollars et les gazodollars pour réaliser ses ambitions, y compris sportives.
Des politiques qui font la manche
Dans ‘‘Nos très chers émirs’’, Christian Chesnot et Georges Malbrunot, deux ex-otages en Irak et journalistes réputés pour leur professionnalisme, décrivent l’ambassade du Qatar à Paris de l’époque comme un distributeur de billets de 500 euros, de montres Rolex, de billets de voyage, de bons d’achat dans des grands magasins. Bref une boutique du Père Noël.
Parmi les déclencheurs de cette enquête explosive: le changement d’ambassadeur du Qatar en France. Le nouveau représentant de Doha, Meshaal Al-Thani – qui a été en poste en Belgique et aux Etats-Unis – refuse d’être aussi généreux que son prédécesseur, selon les auteurs.
Le livre fourmille de détails et d’anecdotes ravageuses de politiques qui ne font pas dans la dentelle et dont certains sont en activité.
Parmi les noms évoqués figure celui de Jean-Marie Le Guen, actuel secrétaire d’État aux Relations avec le Parlement, qui s’est dit aussitôt «stupéfait et consterné par les allégations mensongères et délirantes contenues dans le livre» et a engagé «des poursuites en diffamation» contre Christian Chesnot et Georges Malbrunot.
Selon les deux journalistes, qui citent un officiel à Doha, Jean-Marie Le Guen annonçait la couleur sans vergogne : «Il disait à nos diplomates à Paris: ‘En tant que ministre en charge des Relations avec le Parlement, je tiens tous les députés et sénateurs de mon camp, via les questions au gouvernement. Je peux bloquer des questions hostiles au Qatar, ou au contraire les alimenter. Mais je n’ai pas à le faire gratuitement’. Bref, il nous faisait littéralement du chantage».
Des chaussures de marque !
Parmi les politiques à qui les largesses de l’ex-ambassadeur ont fait tourner la tête figurent notamment l’ex-garde des Sceaux Rachida Dati, l’ancien Premier ministre Dominique de Villepin, une sénatrice centriste de l’Orne, Nathalie Goulet qui, selon les auteurs, fait un caprice pour obtenir un cadeau de fin d’année («Tout le monde a reçu une montre sauf moi!»). *
Est également mis en cause un député socialiste (Pas-de-Calais) et membre du groupe d’amitié France-Qatar, Nicolas Bays, qui était proche de l’ancien ambassadeur.
«J’ai des problèmes financiers actuellement. La mère de notre jeune enfant est fatiguée. Je voudrais l’emmener à l’étranger. Mais mon budget est un peu serré. Peux-tu me faire inviter dans un hôtel de Doha et nous payer un billet d’avion sur Qatar Airways? Cela m’aiderait, s’il te plaît», écrivait le député Bays au nouvel ambassadeur Meshaal Al-Thani, «dans un premier SMS dont un témoin nous a rapporté le contenu» et superbement ignoré par le nouveau diplomate, selon les deux journalistes.
Loin d’être découragé, le député Bays a eu le culot de récidiver à deux reprises : d’abord pour «demander de l’argent afin de payer des travaux dans sa maison», ensuite pour réclamer «des chaussures de marque!»
«Le Général de Gaulle doit se retourner dans sa tombe !»
Les révélations sur ces dérives présumées suscitent depuis la parution du livre un tsunami de commentaires d’internautes indignés.
«Hallucinant ! Ce livre est une bombe ! Il impose au minimum une commission d’enquête parlementaire».
«Une république bananière, des représentants de la nation corrompus et prévaricateurs, des égos surdimensionnés, vol et corruption à tous les étages, et, à quelques exceptions près, une presse connivente et complice qui en croque également. Le dégoût est total !».
«Répugnants ! Par comparaison, les Émirs me deviennent sympathiques. Eux, au moins, ne sont pas responsables d’être nés sur des puits de pétrole et de gaz ! Le Général de Gaulle doit se retourner dans sa tombe !».
«À quoi bon les élire? À quoi bon toutes leurs simagrées électorales, la main sur le cœur? À quoi bon un bulletin de vote? Autant les choisir à Pigalle, au moins leur nature serait franchement connue d’entrée de jeu!», peut-on lire notamment.
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* Après la publication de cet article, Mme Goulet nous a fait parvenir le droit de réponse que nous reproduisons ci-dessous:
Chesnot, Malbrunot, Nos chers émirs, condamnés par la 17e Chambre du Tribunal correctionnel de Paris
Le tribunal, saisi par le Sénateur Nathalie Goulet pour des propos diffamatoires, a condamné les auteurs MM. Chesnot et Malbrunot, indiquant : « Les prévenus échouent à démontrer leur bonne foi, au sens du droit de la presse, faute d’une base factuelle suffisante et de prudence dans les propos visés.
Les magistrats reconnaissent que le préjudice moral de Madame Goulet « est concret et évident, le
livre mettant en doute sa probité dans l’exercice de ses fonctions de parlementaire ».
Outre une amende et des dommages-intérêts, le tribunal ordonne également la suppression des passages diffamatoires en cas de nouvelle édition ou de réimpression de l’ouvrage.
Nathalie Goulet déclare :
« J’ai été extrêmement blessée par les passages me concernant, l’hypermédiatisation de ce sujet crée un préjudice difficilement réparable, notamment auprès de mes interlocuteurs.
Je remercie mon avocat, Me Henri de Beauregard, et espère que le jugement sera aussi largement diffusé que les passages diffamatoires, ce qui en général n’est malheureusement pas le cas.
Disons que le mal est fait mais que l’honneur est sauf. »
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