Accueil » Le mythe de l’« exception tunisienne »

Le mythe de l’« exception tunisienne »

michel-camau-tunisiens

Retranscription de la conférence donnée par le professeur Michel Camau sur le mythe de l’exception tunisienne au siège des Archives nationales de Tunisie, le 29 octobre dernier.

Par Michel Camau

Le politologue français Michel Camau, professeur émérite des universités à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence et spécialiste réputé de la Tunisie, était récemment à Tunis pour participer à des rencontres nationales et internationales et prendre part aux journées d’étude, co-organisées par l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC), l’Institut d’études et de recherches sur le monde arabe et musulman (Iremam), l’organisation When Authoritarianism Fails in the Arab World (Wafaw) et l’Institut français de Tunisie (IFT), qui ont été consacrées à «la question autoritaire en Tunisie» et qui se sont déroulées autour de l’œuvre du célèbre chercheur.

Un colloque international organisé conjointement par l’IRMC et la Konrad-Adenauer-Stiftung (KAS) sur «la transformation des régimes et la recomposition des élites dans le monde arabe après 2010-2011» a eu lieu le jeudi 20 et le vendredi 21 octobre dans un hôtel du centre-ville de Tunis. Le professeur Camau a prononcé la conférence inaugurale de cette manifestation, intitulée : «Etude des élites dans le monde arabe. Retour d’expérience».

Le samedi 29 octobre, il a donné une autre conférence au siège des Archives nationales de Tunisie. Son titre, «Le mythe de l’“exception tunisienne“», peut paraître provocateur, mais cette modalité de présentation n’altère en rien la substance de son propos. L’on se rend compte, en l’écoutant, de la profondeur de son analyse et l’on accède à une synthèse de connaissances ainsi qu’à plusieurs références scientifiques étrangères autant au grand public qu’à bon nombre d’universitaires.
La conférence de Michel Camau s’est déroulée dans une salle comble. Le public, composé majoritairement d’universitaires et intellectuels tunisiens, était venu nombreux écouter le professeur. Nous avons décidé de transcrire cette conférence mot à mot pour deux raisons principalement. Comme les conférences de cette qualité n’ont pas lieu tous les jours en Tunisie, nous nous sommes dit qu’il serait raisonnable d’immortaliser l’événement en enregistrant cette conférence et en la transcrivant par la suite. Ensuite, la publication de cette conférence dans Kapitalis permettrait à ceux qui n’ont pas pu faire le déplacement d’en profiter pleinement. Certes, la conférence en question leur parvient avec un léger retard, mais «ce qui est différé n’est pas perdu» comme dit le proverbe.

Nous tenons à prévenir nos chers lecteurs qu’à certains moments les propos du conférencier devenaient inaudibles et nous ne manquons pas de le mentionner à chaque fois. Quoi qu’il en soit, nous avons fait de notre mieux pour restituer tels quels les propos qui ont été émis lors de cette conférence.

Hédi Jallab, le directeur général des Archives nationales, a inauguré cette conférence avant de céder la parole au sociologue et politologue français Vincent Geisser, lequel s’est livré à une vive allocution en guise de préliminaires. Et professeur Camau a entamé sa conférence juste après. Bonne lecture.

Transcription de la conférence de Michel Cameau

Hédi Jallab : Bonsoir. Aujourd’hui, nous avons le plaisir d’accueillir Michel Camau, premier directeur de l’IRMC de Tunis et éminent spécialiste de la Tunisie contemporaine. Il donnera, ce soir, une conférence sur le «mythe de l’exception tunisienne». A présent, et avant de lui céder la parole, Vincent Geisser, organisateur de cette rencontre et chercheur au CNRS, apportera quelques précisions sur le contexte de cette conférence.

Vincent Geisser : Merci pour l’invitation. Nous sommes très honorés d’être dans ce haut lieu de la culture et des sciences. Merci à monsieur le directeur général des Archives nationales et au public qui est venu nombreux un samedi soir… On a plutôt envie de partager d’autres plaisirs un samedi soir, pas qu’une conférence, mais écouter Michel Camau est un plaisir qui concurrence de manière efficace d’autres désirs auxquels on aurait pu penser. Je parlerai au nom d’Amin Allal qui est le co-organisateur et co-concepteur de ces journées d’étude autour de Michel Camau. Nous avons longuement réfléchi avec Michel Camau à l’intitulé et au thème de cette conférence et, finalement, nous lui avons donné l’entière liberté de choisir le sujet qu’il abordera ce soir.

Il a voulu, effectivement, aborder un thème qui se situe dans la continuité des journées d’étude, à savoir une réflexion sur ce mythe de l’exception tunisienne. Je ne crois pas trahir Michel quand j’employais la notion de mythe non pas comme quelque chose qui relève de la non vérité ou comme quelque chose qui serait faux, mais, au contraire, comme quelque chose qui mobilise et qui finit par produire des effets de réalité, le mythe de l’exception tunisienne qui a finalement traversé l’Histoire de la Tunisie : celle du mouvement national, un mouvement national qui s’est souvent pensé comme exceptionnel par rapport aux autres mouvements nationaux du Maghreb ou, d’une manière générale, aux mouvements anticolonialistes; mythe de l’Etat nouveau, pour reprendre la formule de Mohamed Sayah parlant de l’Etat bourguibien qui s’est pensé comme un Etat exceptionnel à l’échelle du Maghreb, du monde arabe, voire même de ce l’on appelait à l’époque les pays du tiers-monde; mythe qui s’est poursuivi durant tout le bourguibisme dans la politique interne et la politique externe, cette Tunisie du juste milieu : le juste milieu diplomatique, le juste milieu politique, le juste milieu économique… Et puis le mythe qui a été repris de manière beaucoup plus instrumental et cynique par Ben Ali pour présenter la Tunisie comme un pays qui n’était pas comme les autres: un pays qui était, certes, arabe, méditerranéen et maghrébin, mais exceptionnel par son développement économique et sa gestion politique avec, bien sûr, l’idée de supériorité.

Donc, ce mythe, si je puis dire, a existé et produit des effets sociaux, politiques et a traversé l’Histoire tunisienne. Et, bien sûr, mythe de cette Tunisie qui va se rebeller contre le régime autoritaire, se révolter contre la dictature, chasser son dictateur et produire un nouveau mythe : celui du seul pays arabe à avoir accompli, réussi et respecté quelque part sa révolution.

Nous sommes, là, au cœur du mythe de l’exception qui relie pleinement le passé de la Tunisie au présent. Jusqu’à ce jour, les experts internationaux, les gouvernements étrangers, les acteurs politiques et institutionnels tunisiens nous parlent de l’«exception tunisienne». D’ailleurs, cette exception a valu à un certain nombre d’acteurs tunisiens de recevoir un prix Nobel. Nous allons maintenant rentrer dans le mythe, l’ausculter, le décortiquer, le déconstruire avec, comme vous l’avez précisé monsieur le directeur général et je vous en remercie, le plus éminent spécialiste de la Tunisie politique.

Rendons hommage, encore une fois, à Abdelkader Zghal, Lilia Ben Salem… Et à bien d’autres chercheurs qui ont travaillé sur la Tunisie. Nous rendons hommage, bien sûr, à ceux qui ne sont plus là. Une grande pensée à Lilia et Abdelkader… A Mohamed Charfi aussi, lequel, même s’il n’était pas politiste, a travaillé sur le politique. Une très forte pensée pour eux ce soir. Merci.

Michel Camau : Merci Monsieur le directeur général des Archives nationales de nous recevoir, ici, dans ce lieu du passé et du présent et qui est un lieu de grand prestige. Merci Vincent pour votre présentation. Je pensais que je n’avais plus grand-chose à ajouter après tout ce que vous avez dit. Mais, comme vous l’avez indiqué, vous m’avez laissé toute liberté, donc il est possible qu’il y ait une légère dissonance. Ainsi nous introduirons directement la discussion.
Mesdames, messieurs, je vous remercie d’être ici, comme le disait Vincent, un samedi pour m’écouter. Il est difficile de parler de la Tunisie devant un public de Tunisiens alors qu’on est soi-même étranger. C’est quelque chose de difficile, qui plus est je le fais à partir d’un titre qui peut paraître provocateur, ou du moins sensible.

Depuis 2011, une nuée s’est abattue sur la Tunisie, une nuée d’analystes, de journalistes, de commentateurs… Une espèce de nuée de sauterelles qui est de nature à irriter. Je dirais que, quant à moi, je ne suis qu’un vieux criquet qui a été longtemps esseulé et qui écrivait, en 1987, dans un ouvrage auquel ont participé de nombreux chercheurs tunisiens et qui s’intitule ‘‘Tunisie au présent : une modernité au-dessus de tout soupçon?’’. Il est sorti en 1987, mais c’était une coïncidence. Nous n’avions pas prévu, pas plus que Bourguiba, que Ben Ali [une voix fuse, prononce quelque chose d’inaudible et provoque l’hilarité de Michel Camau]… Et, dans cet ouvrage, je regrettais que peu de gens s’intéressent à la Tunisie. Les temps ont changé… Moi aussi, d’ailleurs ! Mais la vieille question demeure : «D’où parles-tu, camarade?» Alors, maintenant, on ne dirait plus «D’où parles-tu, camarade ?», mais «D’où parles-tu ?» ou «D’où parles-tu? Toi qui es là?» Alors, je répondrais : par la fenêtre, dans un langage qui est celui des sciences sociales et qui prétend à une forme d’universalité. Un propos qui procède d’un regard extérieur et d’un type de rationalité qui doit être su comme tel pour en juger.

La définition du mythe

Vous parliez de mythe, Vincent. Oui, il y a une liaison sorélienne si je considère que le mythe est une condition fondée plutôt sur la foi que sur des faits empiriques. Je m’en tiendrais là pour la définition du mythe parce que ce que je veux signifier, c’est que l’exceptionnalisme relève d’un mode de pensée mythique qui hypostasie les différences entre les sociétés. Je ne vais pas vous assommer, vous ennuyer, avec toute une série de catégories ou de classes d’exceptionnalisme, mais je mentionnerais quand même quatre :

• La première occurrence est celle d’une représentation valorisante de soi, par contraste avec les autres. L’exceptionnalisme américain est le paradigme de ce type d’exceptionnalisme. L’exceptionnalisme participe d’un récit national, une prospection des origines et de la distinction.

• Une deuxième forme d’exceptionnalisme, qui est plus rare, c’est une version négative du précédent, c’est-à-dire une représentation dévalorisante de soi, souvent dans un but polémique, et que l’on retrouve fréquemment en France chez les déclinistes.

• Une troisième occurrence de l’exceptionnalisme : la représentation négative d’un tiers sous l’angle d’une étrangeté qui est assimilée à une sorte de manque. Je vous renvoie au cliché de «l’exception autoritaire arabe».

• Une quatrième forme d’exceptionnalisme, c’est celle qui m’intéresse ici : la représentation louangeuse de quelque étranger sous l’effet d’un Autre presque comme soi-même. Dans ‘‘Le gai savoir’’, et plus précisément dans le paragraphe 190 du livre troisième, ‘‘Contre les louangeurs’’, Nietzsche écrit et ce n’est pas la formulation définitive : «On n’est loué que par son semblable!» Mais ce qui est important, c’est ce qu’il ajoute ensuite : «Celui qui te loue te dit : tu es mon semblable!» L’exceptionnalisme tunisien, le mythe de l’exception tunisienne, correspond à ce quatrième type de figure.

La critique du mythe

Comme vous l’avez compris, mon propos est contre les louangeurs. Je voudrais critiquer ce mythe de l’exception tunisienne dans sa dimension politique parce que je pense qu’il y a une confusion entre l’exceptionnel et le spécifique. Je voudrais ensuite évoquer en quoi la Tunisie est spécifique, c’est-à-dire en quoi elle constitue un cas d’espèce.

Le thème de l’exception tunisienne s’inscrit dans une longue tradition sous la plume des acteurs les plus divers. On ne refera pas l’Histoire, ça remonte à très loin, et ce thème récurrent connait une nouvelle genèse depuis 2011. On dit exception, mais exception par rapport à quelle échelle? Alors, bien sûr, on répondra : par rapport au monde arabe. Avant, dans les années 1960, c’était par rapport à ce l’on appelait les pays du tiers-monde. Cependant, la définition politique du monde arabe ne va pas de soi. On peut prendre le monde arabe comme échelle de comparaison à condition de ne point le réifier. Exception! Mais par rapport à quelle règle? Par rapport à quelle loi empirique? C’est là où le bât blesse. Le monde arabe existe dans la mesure où les acteurs le font advenir dans leurs échanges, leurs interactions, leurs représentations… Il n’y a pas de politique au sens de «politics» qui serait à proprement parler arabe, du moins qui permettrait de discerner une règle ou de procéder à des généralisations.

Je pense que certains d’entre vous sont en train de se dire: «Mais, ça commence mal ! Il coupe les cheveux en quatre.» Car, pas la peine de chercher midi à quatorze heures, tout un chacun peut observer une particularité de la loi tunisienne par rapport à l’évolution de l’ensemble du monde arabe depuis 2011. Oui, bien sûr, sans aucun doute ! Mais parler à ce propos d’exception tunisienne relève d’une commodité de langage. La particularité ou la singularité en tant que telle n’est pas synonyme d’exception. Sauf à considérer que tous les cas sont exceptionnels en raison de leurs singularités ou à reconnaître qu’ils sont tous susceptibles de singularité.

Observons, par exemple, que le thème de l’exception marocaine, presque aussi ancien que l’exception tunisienne, a rebondi en 2011. Autant d’exceptions, autant de règles, autant d’échelles… Yadh Ben Achour l’observait il y a de cela deux ou trois ans. Quelqu’un dans la salle pourrait me dire : «Oui, mais la Tunisie est le seul des Etats arabes dont la révolution a débouché sur de nouveaux arrangements institutionnels.» C’est vrai, c’est incontestable, mais je crois qu’en la matière il faut raisonner en fonction de logiques de situation liées à des configurations d’Etats, de régimes ou d’espaces protestataires. Et, s’il devait y avoir une comparaison, ce serait la comparaison de la Tunisie avec l’Egypte parce que ces deux pays ont été confrontés au même dilemme : le dilemme d’un changement politique dans le cadre d’une hypothétique coordination entre des éléments de l’ancien régime et d’anciens adversaires politiques. La question a été posée en Tunisie comme en Egypte : dans quelle mesure des interactions dominées par la méfiance réciproque entre des factions et des coalitions peuvent produire des effets vertueux et valider ce pari raisonné de jeunes sphères sur ce qu’on appelle «la force civilisatrice de l’hypocrisie»? Nous connaissons la réponse, la Tunisie a amorcé un cercle vertueux dans la perspective des sphères et cette issue a conduit beaucoup de louangeurs à présenter la Tunisie comme, ce que j’appellerais à la suite de l’historien italien Edoardo Grendi, l’«exceptionnel normal», c’est-à-dire le seul pays arabe qui aurait accédé à la normalité démocratique, d’où l’oxymore l’«exceptionnel normal». Je vous renvoie à tout ce qui a pu être déclaré, écrit et dit par des louangeurs dans des rencontres officielles en Tunisie. Ce type de satisfecit, quand bien même il ne serait pas paternaliste, est dépourvu d’épaisseur historique, il fige un moment en le déconnectant de processus et de contradictions.

Un cas d’espèce

Je disais, ce matin, que je me référais volontiers à Paul Veyne, je me référerais encore une fois à lui lorsqu’il établit une distinction entre l’ «exceptionnel» et le «spécifique». Paul Veyne nous donne une définition du spécifique : le spécifique signifie tout à la fois le particulier et le général. Le spécifique désigne un cas dans tout ce qui le différencie et le relie à une espèce commune. Une espèce qui, de mon point de vue, est irréductible au monde arabe. Il s’agit de considérer la Tunisie comme un cas d’espèce, c’est l’actualisation particulière d’un problème de portée générale.

Les élites tunisiennes ont franchi un pas significatif dans le sens de ce que Schumpeter appelait la «méthode démocratique», c’est-à-dire la désignation des dirigeants à l’issue d’une confrontation électorale, mais l’adhésion des gouvernés à cette «méthode démocratique» pose question : elle dépend d’un problème considérable qui est celui du phénomène de croyance, la croyance dans la légitimité et l’efficacité des institutions.

Soyons plus précis, la Tunisie dans sa particularité actualise une espèce de problème qui a trait à la différenciation du rapport à la politique et à l’Etat suivant des secteurs ou des groupes sociaux. Et, en ce sens, je peux vous dire qu’elle constitue un cas d’espèce de la polysémie de la politique et du droit.

J’aborde le second point : la Tunisie, un cas d’espèce de la polysémie de la politique et du droit. Je ne vais pas citer toutes les références que je peux utiliser, je mentionnerais simplement que dans mes lectures (quelqu’un a rappelé, ce matin, que la recherche est également une affaire de lecture) il y a Partha Chatterjee qui est un sociologue de l’Union indienne… Je dis de l’Union indienne parce que dire «sociologue indien» peut prêter à confusion… Son livre s’intitule ‘‘Politique des gouvernés’’. J’ai lu les travaux d’Axel Honneth sur la «lutte pour la reconnaissance» et apprécié les travaux de Joël Feinberg sur les «droits moraux».

Dans de nombreux pays, c’est-à-dire dans la plupart des pays, l’hétérogénéité de la structuration sociale affecte le rôle et la portée des institutions. Les modèles effectifs de l’intégration sociale et politique d’une grande partie des citoyens ne correspondent que formellement ou partiellement aux normes de la citoyenneté : la souveraineté populaire, l’égalité de droits, l’autonomie… Ces citoyens, qui sont objets de contrôle et sujets de besoins et d’aspirations, constituent du point de vue des gouvernants des populations au sens de Foucault, c’est-à-dire à gérer et à surveiller. Le rapport au politique de ces citoyens se noue autour de l’affirmation morale du droit au bien-être. Morale au sens où ces droits et leur satisfaction sont affirmés comme un devoir de reconnaissance sociale de la part des gouvernants. Comment les institutions composeront-elles avec cette polysémie de la politique et du droit? Quelle formule de compromis dessineront-elles entre, d’une part, les valeurs normatives de la modernité et, d’autre part, l’affirmation morale des demandes populaires? Une formule de compromis entre la rationalité légale de l’Etat constitutionnelle et la revendication des droits moraux au bien-être.

C’est un problème qui ne se pose pas simplement en Tunisie. Ce problème se pose en Tunisie en fonction de toute une Histoire, d’une Histoire tunisienne, ce problème se pose en Tunisie en des termes contraints par des décennies de solutions autoritaires, des décennies qui ont empruntées la forme d’un paternalisme d’Etat (…). Je ne m’attarderais pas sur la définition et les caractéristiques du paternalisme d’Etat. Je dirais que les élites gouvernantes ont produit, en interaction avec les attentes, les réticences et les résistances des gouvernés, des règles du jeu transposant le modèle familial d’autorité dans les relations politiques. Et le formalisme juridique et politique [Michel Camau prononce quelques mots de façon inaudible]… un évidement de la règle de droit. Et les droits s’apparentent alors à des faveurs. [Il poursuit son raisonnement de manière inaudible]… à des obligés dépendant de la bienveillance paternelle des gouvernants.

Je ne m’attarderai pas sur l’évolution des dernières décennies et des dernières années, c’est-à-dire des années 2000 : le règne de l’arbitraire, le projet de relations sociales dans l’infra-juridique qui a systématisé l’absence de droit… Pour les populations que l’on dit défavorisées, marginalisées, pour les populations des périphéries, des périphéries urbaines et des régions de l’intérieur, l’absence de droit peut être interprétée comme une expérience du mépris dans leur rapport à l’Etat prétendument bienveillant. Ce n’est pas une affirmation qui m’est personnelle, je pense que tout un chacun a pu l’observer ou le vivre, ces populations l’ont montré.

J’ajouterais un commentaire, ce que Joël Feinberg écrivait : «Ce qu’on appelle la dignité humaine peut être tout simplement la capacité reconnue de revendiquer des droits.» Je pense que cette assertion entre pleinement en résonnance avec la demande de reconnaissance sociale émanant d’outsiders sociaux. En s’insurgeant, ces derniers ont opposé à leur manière la dimension morale de leurs droits aux pratiques paternalistes, ils se sont opposées au mépris dont ils se sentaient/percevaient victimes. Ils exigeaient ce qu’ils considéraient comme leur dû au regard des conventions sociales engageant les gouvernements. Et c’est cette revendication de droits, vous me l’accorderez, et non point à proprement parler l’aspiration à une réhabilitation de l’Etat de droit, qui a impulsé les débuts de l’insurrection.

Ensuite l’entrée en lice d’autres acteurs sociaux a sorti de ces revendications des significations issues du lexique juridico-politique de la citoyenneté et de la souveraineté du pays. A un moment donné, l’on a pu penser que les exigences morales d’avoir des droits et les exigences formelles de l’Etat de droit se confondaient. Pourtant, le langage des droits moraux et celui de l’Etat de droit ne partagent pas nécessairement la même… [mot inaudible]. D’ailleurs, les juristes, les théoriciens du droit, débattent sur la possibilité de considérer qu’il y ait des droits moraux.

Tout cela pour dire que la portée de nouveaux arrangements institutionnels n’est pas simplement en une réhabilitation de l’Etat de droit avec une bonne constitution, des élections concurrentielles… Bref, la «méthode démocratique» de Schumpeter. Cette portée des nouveaux arrangements institutionnels a trait à la capacité de répondre aux exigences populaires de reconnaissance, et cela à travers des politiques publiques.

Il y a une espèce de problème que rencontre tout Etat constitutionnel : la croyance en l’égalité en tant qu’émanation de la souveraineté populaire ne peut pas se suffire à elle-même, elle est largement tributaire d’un sentiment de justice parmi le peuple des gouvernés. C’est un problème que rencontre tout Etat constitutionnel et, bien entendu, la Tunisie connait et actualise ce type de problème en fonction de schèmes et de clivages hérités des pratiques du paternalisme d’Etat.

Le grand malentendu de la révolution

Permettez-moi de dire que le grand malentendu de la révolution est, en définitive, que les élites n’ont eu pour horizon que la réalisation d’un consensus politique autour de nouvelles institutions. Elles étaient dans leur rôle. En tant que professionnels de la politique, c’était leur rôle. Simplement, ces élites n’ont pas su, ou n’ont pas pu (je crois qu’il y a les deux), adopter des mesures à même de susciter un sentiment de justice qui est la condition de la croyance des gouvernés dans les institutions.

Le langage de l’autorité ou du prestige de l’Etat, un langage abondamment pratiqué, se heurte à l’incompréhension des outsiders sociaux qui, tout à la fois, attendent tout de l’Etat et désespèrent de ne pas être entendus. Alors, au regard de la polysémie de la politique et du droit, les institutions apparaissent à la fois comme le problème et la solution.

Il y a un dilemme inhérent à toute communauté politique : comment garantir la confiance entre les membres d’une communauté politique dès lors qu’ils sont de fait étrangers les uns pour les autres bien que concitoyens en droits. Klaus Offe argue, dans un raisonnement qui n’échappe pas à la circularité mais qui nous offre peut-être un repère, que la confiance entre les citoyens dépend de qu’il appelle de la «qualité substantielle» ou encore de la «plausibilité morale des institutions». Il faut entendre par là l’incorporation dans les institutions de valeurs et de formes de vie qui font suffisamment sens pour inciter le plus grand nombre à soutenir activement l’ordre institutionnel et à se conformer aux règles qui les dictent. Et Offe dit : «Si je suis enclin à considérer que ceux qui partagent avec moi le même espace institutionnel et ses valeurs, alors mes concitoyens sont dignes de confiance. En revanche, si la signification des institutions s’avère opaque à mes yeux ou si les valeurs normatives dont elles se réclament entrent en contradiction avec la réalité vécue, mes supposés concitoyens demeureront pour moi des étrangers. Et alors la médiation de la confiance passera non pas par les institutions, mais par des formes dites communautaires telles que le régionalisme.»

La configuration tunisienne s’avère-t-elle proche de cette figure? Je vous laisse juges! Je constate qu’un certain nombre de chercheurs font apparaître l’emprise des formes communautaires comme réseaux privilégiés de confiance… Des réseaux privilégiés de confiance, je pense notamment à ce qu’a écrit Béchir Khiari, qui n’impliquent pas nécessairement une défiance généralisée, mais qui filtrent la confiance envers les étrangers et la subordonnent à des examens circonstanciés.

En dépit de la nuance, le dilemme demeure plus que jamais et nous ramène à la problématique du sentiment de justice. Klaus Offe, pour sa part, pense que ce sentiment de justice peut être diffusé, renforcé, à travers des politiques de discrimination positive… J’imagine qu’il y a là un sujet de débat en Tunisie… Et il dit que s’il y a des politiques publiques qui assurent une discrimination positive, ces politiques, en allant au-delà du principe de l’égalité devant la loi, pourront attester d’une solidarité génératrice de confiance.

Vous voyez pourquoi je vous disais que la Tunisie est loin d’être une exception [propos inaudibles]… Avec des problèmes de portée générale : la polysémie de la politique, la grammaire différentielle de l’Etat de droit et libre, la plausibilité morale des institutions… La Tunisie n’est pas une exception, la Tunisie constitue un cas d’espèce.

Mon propos, comme tout propos, est critiquable. Toutefois, puisse-t-on le reconnaître, qu’à l’encontre des louangeurs, il cherche à prendre au sérieux la Tunisie, les Tunisiennes et les Tunisiens. Je vous remercie.*

Présentation et retranscription réalisées par Mohamed Sadok Lejri

* Les intertitres sont de la rédaction. 

Donnez votre avis

Votre adresse email ne sera pas publique.