Entre Mère Teresa, alias Wided Bouchamaoui, représentant l’ordre des entrepreneurs, et Hassine Abassi, apôtre de la classe ouvrière, le contrat social est à l’épreuve de la crise.
Par Yassine Essid
Le chef du gouvernement Youssef Chahed, dans les mains duquel nous avons remis notre sort, qui est animé d’un égal désir de mettre promptement un terme à l’instabilité à laquelle est en proie le pays et sauver cette nation des agitations des factions rivales, est résolu de réunir tous les efforts et d’instaurer définitivement un «contrat social» sans lequel il n’y aura ni paix ni progrès.
Il a ainsi annoncé, non sans une hardiesse d’esprit et une ingéniosité de style qui contrastent avec la politique timorée et routinière de ses prédécesseurs, la mise en place d’un plan d’action visant, dit-il, «l’adoption d’un contrat social, garantissant la concrétisation des objectifs de développement durable».
Sauf que, lorsque la sémantique tient lieu de politique, comme c’est hélas le cas, il est parfois nécessaire de faire le tri entre les mots et leur signification.
Mère Teresa et l’apôtre des miséreux
Dans le répertoire politique, on ne trouve pas un mot aussi souvent employé et dont la portée a été à un tel point galvaudée qu’il a fini par ne rien signifier du tout. Ce vocable est celui de dialogue, toujours noué pour être ensuite perpétuellement reconduit.
On a ainsi connu le dialogue Est-Ouest, le dialogue Israélo-palestinien, le dialogue Nord-Sud, le dialogue Euro-arabe, le dialogue interreligieux, le dialogue des cultures et autres causeries demeurées généralement sans suite ou transformées en dialogue de sourds entre des points de vue irréductibles.
Houcine Abassi reçu par Youssef Chahed, un arbitre dépassé par les enjeux de la rencontre.
En Tunisie, bien que d’usage fréquent, le mot dialogue a réussi à gagner politiquement ses galons en octobre 2013 à l’occasion du «Dialogue national» entre les islamistes d’Ennahdha au pouvoir et l’opposition pour sortir le pays d’une grave crise politique.
A partir de cette date, l’histoire de la lutte pour la paix, les droits de l’homme, l’aide humanitaire et la liberté retiendra les noms des quatre lauréats tunisiens du Nobel de la Paix, à leur tête Mère Teresa, alias Wided Bouchamaoui, représentant l’ordre missionnaire des frères et sœurs entrepreneurs, et Houcine Abassi, apôtre des salariés, des miséreux et des pauvres, défenseur de la classe ouvrière et grand initiateur des voix de la paix.
Depuis, chaque fois qu’un gouvernement se retrouve confronté aux risques inévitables d’une crise politique et sociale importante, chaque fois qu’il est à court d’arguments et de solutions, il s’adresse à la sainte volonté de nos deux druides, seuls dépositaires de la recette de la potion magique. Dès lors, ils seront systématiquement sollicités et encouragés à trouver un arrangement qui puisse assurer l’évitement du chaos social et surtout la pérennité du gouvernement en place.
Quand le dialogue n’engage à rien
Le syntagme de «dialogue social» apparaît pour la première fois en 1984. Dans sa définition usuelle, il désigne les procédures appartenant au dispositif institutionnel qui associent les partenaires sociaux à la prise de décision à l’échelon de tout système politique et à tout niveau. A partir de là, les notions de «partenaires sociaux» et de «dialogue social» vont former un système de significations pour caractériser les relations socioprofessionnelles à l’échelon national. Le dialogue social permettrait, en effet, de raccommoder en douceur la concertation, sans que cela ne puisse laisser prévoir que l’on déboucherait sur des normes contraignantes. Dialoguer à priori n’engage à rien.
Considéré d’un point de vue théorique, le «dialogue social» naît d’une crise de relations collectives censée déstabiliser l’ensemble des acquis sociaux en vigueur depuis des décennies. Organisations patronales et pouvoir politiques refusent de poursuivre des programmes ré-distributifs de progrès social dans un contexte de crise majeure et de réformes structurelles dictées par les institutions financières internationales. Les processus de négociation entre patronat, syndicats et gouvernement s’enrayent dès lors. Le clivage social et économique s’accentue d’autant plus que l’idée d’un partenariat, orienté vers l’objectif commun de sauvegarder les intérêts des travailleurs sans brider la compétitivité des entreprises créatrices de richesses collectives, ne trouve pas preneur auprès des syndicats systématiquement mobilisés contre toute idée de réforme, réclamant toujours plus de droits, un partage égal des richesses et non pas la charité et la compassion.
On pensait pourtant qu’à force de «dialoguer» on finirait peut-être par gérer la société d’une façon efficace sans pour autant délégitimer le droit de grève malgré ses effets sur la croissance et la reprise, ni nier la notion de lutte de classes, voire criminaliser les contestations populaires contre la dégradation permanente des conditions de vie. Une telle obstination des chefs de gouvernements à ressasser ce «dialogue» à la tunisienne relève d’une pédagogie désespérée de construire un univers social où il n’y a que des gens de bonne volonté qui ne pensent qu’au bon fonctionnement de la société.
Mais l’acuité de la crise n’a fait qu’exacerber davantage les tensions. Syndicats et patronat échouent à trouver un accord malgré les innombrables intercessions politiques. Le dialogue social est réduit à des prises de paroles : «d’accord mais, oui mais, non mais», seront ainsi la mise en œuvre d’un affrontement réel où on affirme tout en s’opposant. Autant de coup de force pour imposer ce qu’on a à dire.
Du moment que tout dialogue est rompu, il fallait recourir à une autre combinaison linguistique de rang supérieur. Le contrat social ferait donc bien l’affaire. Car si le dialogue est un assentiment exprimé, une négociation, un échange verbal pouvant être suspendu à tout moment, la figure du contrat, se substituant à la figure de la loi, fait naître des obligations de chaque partie vis-à-vis de l’autre tout en instaurant l’exigence d’une véritable société démocratique. Il décrit l’ensemble des formes que prendra la législation en matière de salaires, de recrutement, de licenciements, de conditions de travail, etc.
En somme, les ententes conclues entre les acteurs ressembleront en tout point à un contrat en bonne et due forme. Cette manœuvre habile de Youssef Chahed traduit une pensée complexe et stimulante, non sans un ancrage philosophique allant de Cicéron à Hobbes et de Locke à Rousseau.
Les représentants du patronat reçus par Chahed: doléances, doléances, doléances…
Pour une nouvelle forme de régulation
Cependant, au vu de tous les engagements pris, les accords signés, les promesses faites, on demeure bien sceptiques sur l’issue de cette nouvelle forme de régulation devant guider l’action gouvernementale et rendre compte de l’ensemble des manifestations de l’action publique.
En matière de contrat social, faut-il prendre en considération la notion politique ou le caractère juridique? Le contrat social relèvera-t-il de la science politique ou des juristes? Est-il une source autonome de normes sanctionnées par le droit, s’appliquant uniquement aux parties qui y auraient consenti? Enfin, les instruments juridiques sont-ils aptes à donner corps au contrat social alors qu’on sait pertinemment que pour certaines parties ayant consenti à un contrat, demeure la liberté de quitter le cercle contractuel ou, pour d’autres, de s’y ajouter, accommodant ainsi une pluralité de parties.
Par ailleurs, et sans entrer dans les considérations historiques, le contrat social engage la figure abstraite de l’État qui en orchestre la mise en œuvre. Il s’avère être dès lors un contrat imaginaire qui revêt un caractère plus ou moins fictif.
Cependant, sur quelles bases Youssef Chahed entend-t-il asseoir son contrat social puisque tout contrat induit une feuille de route, de nouvelles propositions, des mesures superficielles ou radicales auxquelles le chef du gouvernement pourra toujours rajouter des avenants.
Par ailleurs, un contrat social exige de donner plus de responsabilités aux partenaires sociaux. Or, ces derniers, de plus en plus politisés, incapables de développer une vraie politique de négociations, fragilisés suite à leurs nombreux revirements, ont perdu en force d’action et en crédibilité aussi bien auprès du pouvoir que de l’opinion.
La situation du pays est critique. Pour s’en sortir il faut redéfinir le contrat collectif, accepter de changer notre modèle social en entamant un véritable diagnostic des enjeux sociaux que nous connaissons tous mais que personne n’est aujourd’hui en mesure d’engager. Même pas un dénommé Youssef Chahed.
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