Ancien dirigeant syndical qui n’a pas résisté à la tentation de rejoindre le gouvernement, Abid Briki cherche ses marques et cafouille.
Par Yassine Essid
Y-a-t-il un syndicaliste heureux? Non, et pour cause. Ce défenseur des intérêts collectifs porte généralement sur ses épaules toutes les misères du monde.
La protection des intérêts de la classe ouvrière, comme les questions du temps de travail, la lutte pour les salaires et la protection sociale, l’action entretenue pour le développement des capacités de gestion des travailleurs, aussi bien dans le secteur public que dans celui de l’entreprise privée, et la mise en œuvre de stratégies de luttes, résument toutes sa conception du devoir citoyen.
Militant de terrain, Abid Briki avait acquis le sens de l’engagement total au sein d’une organisation qui a su profiter de la faiblesse des gouvernements successifs pour rester l’unique cadre des relations sociales dans le monde professionnel et l’interlocuteur privilégié du pouvoir.
Passer de l’autre côté de la barrière
Il y a cependant une ligne rouge qu’un syndicaliste, rompu aux stratégies revendicatives, ne devrait jamais franchir : céder à l’envie de passer de l’autre côté de la barrière, obéir à la tentation du pouvoir. Celui qui avait du poids prend tout d’un coup de la hauteur. Car une fois qu’on est bien affalé sur la banquette arrière de la voiture de fonction, le paysage change forcément. Mais, bien qu’il ait changé de camp, il s’est façonné, croit-il, une biographie propre à émouvoir le bon peuple.
D’opposant politique, d’ennemi implacable du patronat, grand pourfendeur de la bureaucratie du secteur public, partisan de la tolérance et du concret, Abid Briki a travesti sa vérité en tromperies, se déguisant en représentant suprême de la routine administrative et de ses habitudes de penser et d’agir selon des schémas invariables, repoussant toute idée de progrès et de nouveauté. Celui qui incarnait jusque-là l’idée d’un syndicalisme intransigeant entame sa carrière ministérielle en cédant sur plein de principes. Dès lors, un budget en trompe-l’œil devient à ses yeux un budget fiable, l’application d’une loi de finance jugée injuste par certaines catégories sociales devient visiblement celle-là même qui instaurera l’équité, et un gouvernement indifférent est forcément l’agent de promotion du bien-être général.
Ces revirements farouches ont un coût et de glissade en glissade, le ministre Briki se met à accumuler les revers. Il annonce, droit dans ses godasses, une mesures phare qu’il déclare irrévocable car elle répond aux diktats des bailleurs de fonds, de même qu’il l’estime nécessaire au regard de la situation désastreuse des finances publiques. Il en va ainsi du gel de l’augmentation des salaires jusqu’en 2019, une échéance aussitôt revue à la baisse. Il affirme par ailleurs, quitte à compromettre l’autorité de l’Etat, l’instauration de permanences la samedi dans certains établissements publics. Une mesure que le public aurait bien apprécié n’eût été l’appel de l’UGTT adressé aux agents de l’Etat les invitant à ne pas respecter la décision prise par le ministre.
Aussi, à l’instar du gouvernement qu’il représente, M. Briki a fini par plier face aux menaces d’un syndicat qu’il connaît intérieurement. Mais cela ne choque plus personne. Ce n’est après tout qu’une reculade de plus qui vient enrichir l’anthologie du renoncement des gouvernements depuis quatre ans.
Une fonction publique en perte de vitesse
La nomination d’un nouveau ministre de la Fonction publique signifie logiquement un intérêt accru de la part du gouvernement concernant un secteur public qui a pris l’eau notamment avec la pléthore d’effectifs suite à l’intégration sous la Troïka, l’ancienne coalition gouvernementale conduite par le parti islamiste Ennahdha, d’escadrons de jeunes et moins jeunes recrues incompétentes. Sa mission se résume donc au règlement des problèmes fondamentaux de la gestion publique et surtout la manière avec laquelle les ressources humaines seront gérées au sein de l’administration et l’amélioration de l’aptitude d’un service public qui accomplit moins de travail avec plus de personnel au moment où il est appelé à faire face à la crise et aux innombrables problèmes sociétaux.
Car nous sommes devant un système qui a non seulement perdu la confiance des usagers, mais n’attire plus de nouveaux talents et souffre des problèmes de moral, motivation, productivité, performance et surtout l’absence d’une véritable culture du service publique et plus personne pour la transmettre, même pas un ministre aussi bien intentionné que M. Briki. Je veux parler de la bonne volonté et l’engagement des employés à agir dans l’intérêt public. Il en résulte par conséquent du laisser-aller, de l’insatisfaction, de la mauvaise gestion, du mépris, de l’arrogance et de l’indifférence envers les usagers.
Une question n’arrête pas cependant de tarauder l’opinion. Pourquoi le secteur public n’adopte-t-il pas simplement les méthodes couramment employées dans le secteur privé jugé plus productif, plus motivé et par suite pourvoyeur d’une meilleure qualité de service? En d’autres termes : comment remettre les fonctionnaires au travail? Une question aux enjeux clairs mais irréalisables. C’est que le diable administratif crèche dans le détail. Dans un contexte de perte de tous les pouvoirs hiérarchiques, où l’autorité du chef l’Etat est compromise, celle des ministres décriée pour leurs inepties, tout devient irréformable. Quant au rituel inutile des notes et des commentaires d’appréciation, ils seraient non seulement contestés comme processus arbitraires, mais s’avéreraient contre-productifs. D’ailleurs, que les agents ne fassent rien ou qu’ils soient très efficaces, ils se retrouveront tous notés à la même enseigne.
Par le passé, la frontière entre le secteur public et le secteur privé instituait deux sphères opposées. L’une, publique, de la sécurité de l’emploi, du désintéressement, de l’intérêt général et du dévouement pour la chose publique, l’autre, privée, sous laquelle l’on place la rivalité, la promotion personnelle, l’évaluation individuelle des performances, l’efficience et le développement du leadership, la recherche du profit poussée parfois jusqu’à la cupidité.
Cette division a cessé de marquer les esprits. Désormais, l’administration publique est le contre-exemple du management d’entreprise moderne. Elle n’est plus que la sphère des aberrations, le symbole de la fainéantise des fonctionnaires, le réceptacle des planqués.
Enfin, tous ceux qui n’ont pas d’autre motivation que d’arriver après l’heure et de partir avant l’heure en laissant les dossiers en souffrance, en repoussant les promotions, en suspendant les salaires; indifférents au désordre du monde.
Le bonheur d’être à la tête d’une bureaucratie
La tâche de M. Briki s’avère d’autant plus difficile qu’on l’a affublé du ministère de la gouvernance. Un gouvernement modèle réduit à lui tout seul. Mais de quelle gouvernance s’agit-il? Nationale ou mondiale? Territoriale ou locale? Gouvernance publique ou d’entreprise?
On aurait conclu à une plaisanterie qui va un peu loin si seulement les syndicalistes avaient de l’humour. Mais ce n’est pas le cas. M. Briki croit vraiment pouvoir rénover les institutions sans disposer de force de frappe potentielle, sans cause à défendre et sans militants pour le soutenir. C’est probablement l’occasion rêvé pour lui de réaliser enfin ce qu’il ne trouvait plus dans l’action syndicale traditionnelle. Car sous ce vocable francisé de gouvernance gît l’ensemble des mécanismes qui doivent assurer la cohérence et la vérité des relations entre l’organisation gouvernementale et ses parties prenantes : les divers secteurs de l’économie, les syndicats, les réseaux associatifs, la société civile, etc.
M. Briki est-il un ministre heureux? Sans aucun doute, car c’est bien plus reposant d’être à la tête d’une bureaucratie, qui est bien plus qu’un simple organe administratif, que de promettre en vain des lendemains qui chantent au peuple démuni. Certes, les rituels de la bureaucratie persistent, l’état d’esprit se perpétue et demeure malgré les libertés démocratiques un moyen d’oppression au service du régime et des classes dominantes. Cependant, ses nouvelles fonctions ont une dimension presque sacrée. N’est-ce pas lui qui fixe les normes, émet les préconisations, édicte les nouvelles règles, prend les décisions, régule les régulateurs, nommé pour agir en anticipant les tactiques à mettre en œuvre pour neutraliser, le mieux possible, toute contestation populaire, maintenir le statu-quo, endiguer la colère avant que le fleuve ne sorte de son lit?
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