Un directeur médical a-t-il le droit de priver une unité de réanimation de produits d’urgence essentiels, parce que leur vol engagerait sa responsabilité pénale ?
Par Dr Mounir Hanablia *
Les opiacés (dérivés de l’opium) sont une catégorie de médicaments dont la délivrance obéit à des règles très strictes, entre autres celle pour le médecin prescripteur de remplir un carnet à souches spécial nominatif, étant donnés les effets secondaires liés à leur prescription.
Du bon usage des drogues antalgiques
La morphine en fait partie, et c’est un médicament prescrit comme antalgique pour calmer les douleurs, en particulier chez les cancéreux en phase terminale, ou en anesthésiologie pour endormir le patient en salle d’opération, ou en vue d’une assistance respiratoire mécanique. On peut également l’utiliser en cardiologie, généralement dans les infarctus du myocarde en phase aiguë, pour calmer une douleur très intense, surtout quand celui-ci s’accompagne d’un œdème pulmonaire.
En effet, la douleur en est un facteur aggravant, qui augmente les besoins en oxygène du myocarde au moment où ce dernier en manque cruellement. Il est donc impératif de la calmer la rapidement, et l’un des antalgiques les plus puissants qui existent à cet effet est la morphine.
C’est donc un médicament qui fait partie de la batterie de la pharmacopée habituelle à toute unité d’anesthésie ou de réanimation, en dehors desquelles il n’est pas disponible. Mais comme c’est un opiacé, étant susceptible d’induire une dépendance et une accoutumance, son utilisation doit obéir à des considérations médico-légales strictes; d’autant qu’avec le fléau social que constitue désormais l’usage de la drogue, les hôpitaux et les cliniques sont malheureusement devenus des objectifs pour les trafiquants et les consommateurs de drogues dures, imposant des mesures de sécurité draconiennes.
Mais est ce que ces mesures peuvent ou doivent atteindre le stade restrictif en entravant l’usage même chez les patients qui le nécessitent souvent en urgence dans les établissements sanitaires?
L’accès aux produits dangereux et les intérêts du malade
Ma dernière expérience personnelle de cardiologue interventionnel dans un établissement privé prouve en tous cas que la question mérite d’être soulevée: après une angioplastie coronaire, la patiente avait présenté des douleurs typiques d’infarctus du myocarde, et ceci peut se voir quelquefois puisque l’angioplastie n’étant pas comme toute technique médicale, parfaite, le déploiement d’un ressort dans une artère malade la débouche certes, mais en même temps peut boucher des petites branches collatérales préalablement très malades et occasionner un infarctus petit, dit rudimentaire.
Bref, la patiente présentant de grosses douleurs de la poitrine, avec certes, facteur rassurant, un électrocardiogramme normal, l’administration de morphine pour la calmer devenait nécessaire. Seulement, fait étonnant, il s’est avéré que la morphine n’était pas disponible dans le service de réanimation où elle aurait dû se trouver à portée de main, parce que le directeur médical en avait décidé ainsi, et que pour en disposer, il fallait téléphoner à la pharmacie, située à un autre étage.
Dans les faits, joindre le pharmacien n’a pas été chose facile, son numéro de contact habituel dans la clinique ne répondant tout simplement pas. Et pour un produit demandé en urgence, le délai entre la prescription et l’administration a été de près de 20 minutes, ce qui est une aberration médicale.
La surveillante de garde, ce jour là, a justifié cet état des choses par les ordres reçus de la part de la direction médicale. Or la procédure normale pour protéger l’accès aux produits dangereux, tout en sauvegardant les intérêts des malades et la qualité de la médecine, est très simple : il suffit d’une armoire sécurisée dont seul le surveillant de l’unité assure l’ouverture par reconnaissance digitale ou oculaire, avec pour seule contrainte, celle d’assurer à chaque passation de service l’inventaire des produits dangereux.
Dysfonctionnements et absence de normes de travail
Malheureusement, l’existence de dysfonctionnements semblables, traduisant dans le cas précité le manque de confiance de la direction médicale dans les surveillants de l’unité de réanimation de la clinique, est souvent révélatrice d’autres dysfonctionnements encore plus graves: au cours de la même garde et pour la même patiente, un examen biologique prévu à 20 heures n’avait pas été réalisé, tout simplement par oubli, il ne l’a été qu’à 22h30 après réclamation du résultat. Et heureusement que le laboratoire d’analyses médicales était situé au sein même de l’établissement, car dans d’autres cliniques, c’est le coursier qui vient récupérer les demandes de bilans pour les amener à son laboratoire situé à plusieurs kilomètres de là, et les résultats des bilans demandés en urgence ne sont souvent disponibles que plus de deux heures après les prélèvements. Or l’absence d’un laboratoire dans une clinique traduit souvent un équilibre déterminé en son sein, entre les décideurs, pour ne pas en dire plus.
Tout cela reflète avant tout l’absence de normes de travail, ou de la volonté de les imposer; ou bien si elles existent, l’absence ou l’inefficacité des organes de contrôle chargés de les faire respecter.
Un directeur médical ne devrait pas avoir le pouvoir de priver une unité de réanimation de produits d’urgence essentiels, dont le vol engagerait sa responsabilité pénale; et devrait tout autant veiller à ce que les prescriptions des médecins soient respectées. Sinon des drames secouant l’opinion publique ou faisant le buzz ou l’information, surviendront inévitablement de temps à autre, qu’on continuera de justifier par la fatalité, les complications possibles, ou les statistiques.
En désespoir de cause, un écrit a été adressé à la direction médicale de l’établissement, attirant l’attention sur cet état «spécial» des faits; mais connaissant fort bien les usages, il est fort probable qu’il aille décorer l’un des innombrables sacs à papiers des bureaux où les décisions se prennent.
Les médecins qui osent aborder ces sujets par écrit sont très rapidement étiquetés comme fauteurs de troubles, dans tous les établissements, et leurs noms disparaissent rapidement des tableaux de garde, ou des conventions. Ils ne sont même plus invités dans les congrès médicaux, en Tunisie ou à l’étranger, et fait curieux, les visiteurs médicaux des grands laboratoires pharmaceutiques évitent généralement leurs cabinets de consultation.
Il faut dire que la profession est un grand seigneur, elle récompense d’autant mieux ses zélateurs qu’elle punit sévèrement ses détracteurs.
Alea Jecta Est !
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
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